La bourse a dévissé et l'immobilier est morose. Mais l'art est un placement qui séduit de plus en plus. Tour d'horizon. Qualifiée de «vente du siècle», les enchères à Paris de la collection «Yves Saint Laurent-Pierre Bergé» ont rapporté cet automne au total 373,5 millions d'euros. Au Maroc, le marché de l'art est encore très loin d'atteindre ces niveaux stratosphériques. Il est tout de même estimé à 400 millions de dirhams. Un marché certes encore balbutiant, mais qui semble sortir depuis quelques années d'une longue léthargie, et ce placement reste rentable, malgré des restrictions administratives et fiscales à l'exportation. En témoigne l'exceptionnelle vente d'une très belle sculpture de Mahi Binebine, adjugée récemment à 1,5 millions de dirhams. Il faut dire que ce business a beaucoup bénéficié de l'intérêt du roi pour l'art, la peinture en particulier (et l'effet de mimétisme qui s'en est suivi), ainsi que de l'indéniable dynamisme des maisons de ventes et de l'attrait toujours grandissant des institutionnels et d'un certain nombre de collectionneurs privés. Valeur refuge, à l'instar de l'or Cette année, la CMOOA (Compagnie marocaine des œuvres et objets d'art), principale maison d'enchères marocaine fondée en 2002, table sur un chiffre d'affaires avoisinant les 90 millions de dirhams, avec en moyenne cinq ventes par an. Voilà qui démontre tout de même que l'engouement demeure et que l'art, comme l'or en période d'incertitude, est perçu comme un placement de confiance, voire de sécurité. Reste à savoir si ce succès est représentatif de l'ensemble d'un marché encore élitiste et exigu qui, en outre, a pâti comme ailleurs dans le monde des effets de la crise financière et économique. L'optimisme qui règne dans le marché reste cependant mesuré. Les meilleures «auctionneurs» proposent des oeuvres exceptionnelles, des valeurs sûres, dont la rareté et la provenance ont assuré le succès de certaines ventes et permis des plus-values confortables sur leur valeur estimée, ce qui n'est pas le fait de toutes les transactions, trop souvent réalisées dans des conditions opaques. En période de morosité, la motivation principale des acheteurs importants est la crainte de voir passer, pour la dernière fois sur le marché, des lots de qualité. Depuis le début des années 2000, les toiles marocaines les plus prisées ont vu leur cote multipliée par 7, comme l'atteste Artprice, la banque de données sur la cotation et les indices de l'art, et les statistiques des maisons aux enchères locales qui publient leurs chiffres. Il y a moins d'une décennie, la meilleure cote atteignait péniblement les 100.000 dirhams, y compris pour les signatures prestigieuses. Aujourd'hui, il n'est pas rare de voir des œuvres tutoyer le million, voire davantage, pour certaines pièces. Le boom plus ou moins récent du marché marocain s'explique à l'évidence par la création de maisons de ventes et de nouvelles galeries, suscitant un véritable engouement dans une période où le Maroc a connu une explosion du marché boursier et un net développement de l'immobilier. Les lieux dédiés à l'art ont fait florès dans les grandes villes depuis la fin des années 90, attirant une clientèle triée sur le volet : galeries, espaces d'art d'entreprise (Société Générale, ONA, Actua…) et salles de ventes aux enchères. À Casablanca, l'année 2009 a été marquée par un renouveau remarquable des galeries installées, comme Venise Cadre ou Shart, et par l'ouverture d'un chapelet de galeries «nouvelle vague», dont l'Atelier 21, Nadar (après sa renaissance) ou Loft, autant de lieux résolument créatifs et où les amateurs trouvent conseil. Côté maisons de vente, le Maroc en compte aujourd'hui cinq : la CMOOA donc, née il y a sept ans, suivie de MémoArts, Maroc Auction, Tanger Auction et Eldon & Choukri. Avant leur arrivée, les ventes étaient principalement enregistrées pour des artistes orientalistes à des prix se situant autour de 100.000 DH, et pour des peintures marocaines de qualité, modernes, à partir de 40.000-50.000 DH. Une nouvelle vagues d'acheteurs Mais tout l'art ne se transforme pas en machine à cash. C'est essentiellement l'art contemporain marocain et la peinture orientaliste réalisée au Maroc qui battent tous les records. Les vedettes du moment s'appellent Mounir Fatmi, Mohamed El Baz, Miloud Labied, Abdelkebir Rabi ou encore Fouad Bellamine. Désormais, les œuvres majeures se vendent entre 500.000 et 1 million de DH. Si l'attrait est élevé pour l'art moderne (Hassan El Glaoui, Jilali Gharbaoui, Ahmed Cherkaoui, Mohamed Ben Allal, etc.), c'est la peinture orientaliste des artistes voyageurs du temps des colonies (Jacques Majorelle, Edy Legrand) qui continue de trouver le plus facilement acheteur, et à des tarifs très élevés. «L'artiste le mieux vendu par notre société, c'est Majorelle. Plusieurs résultats de ventes ont atteint les 300 000 euros», confiait récemment Hicham Daoudi, le patron de la CMOOA, à Jeune Afrique. Cette tendance, à l'allure de niche, s'insère aussi dans un frémissement notable pour l'art arabe et iranien dans certains pays du Moyen-Orient, notamment aux Emirats, au Liban et au Qatar. À tel point que les grandes maisons comme Sotheby's ou Christie's s'y installent, attirés certes par le flot de pétrodollars, mais aussi parce que des artistes de la région commencent à percer sur le marché mondial. Toujours est-il, qu' en raison d'une législation tatillonne à la vente (la sortie d'une œuvre d'art hors du territoire est soumise à l'autorisation du ministère de la Culture) et d'un dispositif fiscal rédhibitoire, le marché de l'art marocain est essentiellement un marché domestique, fermé à toute exposition à l'international. Pourtant, il en aurait le potentiel. Les lois à l'export, jugées obsolètes par nombre de professionnels, empêcheraient ainsi ce marché d'atteindre mécaniquement… le 1,5 milliards de dirhams ! Galeries d'art et salles de vente se partagent en définitive un marché encore très hésitant. Les acheteurs institutionnels créent la liquidité des gros lots orientalistes, alors qu'une jeune génération d'acheteurs se tourne vers le contemporain à fort potentiel de valeur. Certains osent même la photo, la cote de l'artiste Lalla Essaydi est là pour le confirmer, avec le succès retentissant de ses clichés de femmes au henné qui font désormais le tour du monde des expositions, et dont le prix a rapidement pris un trend haussier exponentiel. Aussi étriqué soit-il, le marché marocain de l'art reste largement tiré par les particuliers, qui s'approprient près de 70% du volume des ventes, d'après une enquête du bimestriel Diptyk. Avec quelques grandes fortunes, dont l'engouement artistique est notoire, (pour ne citer qu' Anas Sefrioui, le patron du groupe Addoha, dont la collection serait impressionnante), les institutionnels demeurent les plus actifs sur le haut du marché , notamment les établissements bancaires (comme Société Générale ou Attijariwafa Bank et Crédit agricole), mais aussi la Caisse de dépôt et de gestion (CDG), les compagnies d'assurances et certaines (très) grandes entreprises (comme l'Office chérifien des phosphates et l'ONA). La nouvelle catégorie d'acheteurs, jeunes quadras entrepreneurs, issus d'une bourgeoisie férue d'art, se montre à tous les événements qui font le marché : expositions, vernissages en galerie, ventes aux enchères… Ils achètent et collectionnent, lisent La Gazette de l'hôtel Drouot, se documentent et orientent désormais le marché. Cette nouvelle donne permet de nourrir de grands espoirs quant à la survie de l'art marocain. Distorsion des prix On les a vu se bousculer en mai dernier, à Marrakech, lorsque La Mamounia avait dispersé son mobilier de style années 1930, fabriqué dans les années 1970-1980. Les enchères qui avaient flambé se retrouvent sur le marché secondaire aujourd'hui à des cours vertigineux. Environ 550 acheteurs avaient surenchéri, parfois avec férocité, pour pouvoir emporter un peu de La Mamounia chez eux. Tables, guéridons, vaisselle, lampes, mais aussi porte-bagages et guérite de surveillance. Sous le marteau de Me Aguttes, un commissaire-priseur français, environ 5.000 objets avaient défilé, dont un nombre très important de fauteuils Leleu type Art déco, d'aquarelles, de commodes, de services en porcelaine et de lanternes de jardin. Au-delà de cette vente d'exception d'objets et de tableaux à forte valeur émotionnelle, de nouveaux horizons s'ouvrent pour les jeunes acheteurs d'aujourd'hui. Et c'est probablement plus qu'un effet de mode. On décroche désormais les Glaoui, les Gharbaoui et autres orientalistes pour s'offrir des Modernes. Oui, des Modernes, comme cette magnifique « Echelle de Jacob » de Chagall, attribuée autour de 2 millions de dirhams lors d'une vente mémorable de la CMOOA à Casablanca, le 20 juin dernier. Ce dessin et aquarelle a vite trouvé preneur. Une première au Maroc à l'actif de la maison qui a su anticiper la tendance du marché. En effet, les plus avertis des acheteurs osent maintenant le frisson, en misant sur les valeurs sûres à l'international, à cause d'une distorsion évidente des prix. Il n'est donc plus obligatoire d'appeler son courtier d'Artcurial à Paris pour s'offrir un Poliakoff ou un Buffet. C'est aussi et surtout la cote des artistes marocains, dont le succès a démarré à l'étranger, qui marque le renouveau. «Les chiffres montrent que si l'achat se concentre depuis 2004 sur l'art moderne d'après-guerre, l'acheteur marocain s'intéresse de plus en plus à l'art contemporain, qui occupe un bon tiers de l'activité en nombre de lots vendus en 2008», peut-on lire dans l'enquête de Diptyk. Les jeunes collectionneurs sont à l'affût des Mahi Binebine, Mao Bennani, parfois un tirage de Lamia Naji (la photographie ayant fait une percée remarquable en 2008) et, fait nouveau, des œuvres de Hassan Darsi qui, pour la première fois, franchissent la ligne de l'atelier vers le marché, confirmant ainsi que les artistes d'aujourd'hui ont (enfin) trouvé leur public. Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas vraiment. Deux inquiétudes majeures planent aujourd'hui sur l'ensemble du marché marocain de l'art : le marché va-t-il être abondamment alimenté en oeuvres en raison d'un fort besoin en liquidité des collectionneurs, ou au contraire va-t-il s'appauvrir en raison de la réticence à vendre face à la baisse des prix ? Par ailleurs, y a-t-il suffisamment de liquidités sur le marché pour que ces oeuvres trouvent acquéreur ? Autre phénomène dommageable : la recrudescence du faux, qui mine le marché en raison de l'absence quasi-systématique de catalogues des grands peintres marocains. Les initiés parlent souvent d'une explosion de faux Gharbaoui, datés de 1970 et 1971, période faste de l'artiste dont la cote a été multipliée par dix depuis la fin des années 90. Les spécialistes font même état d'incongruités de techniques de peinture et de surfaces (notamment pour des faux de Abbas Saladi qui pullulent sur le marché). Une situation alarmante pour un marché qui peine à s'organiser et qui attend toujours le soutien de l'Etat. Ghalia Slaoui