Pourquoi le wali de Marrakech a-t-il été débarqué ? Quel rôle le PAM a-t-il joué dans cette affaire ? Est-ce le début d'une purge parmi les walis ? Cette matinée du mardi 21 juillet, Mounir Chraïbi arrive, comme à son habitude, au siège de la Wilaya de Marrakech. Une journée ordinaire de travail d'un wali allait commencer. Ordinaire ? Pas exactement. En effet, quelques dizaines de minutes plus tard, le secrétaire général de la wilaya fait irruption dans le bureau du wali, un fax à la main. “Monsieur, vous n'êtes plus des nôtres. Vous êtes prié de quitter les lieux le plus tôt possible”, lui aurait-il signifié sur un ton solennel, tout en lui tendant le fameux document. Le futur ex-wali de Marrakech ne bronche pas. Après une lecture rapide de la missive du ministère de l'Intérieur, il s'éxecute et se met aussitôt à ranger ses affaires personnelles. Un épisode de cinq années à la tête de l'Administration de la ville ocre, et de toute la région de Marrakech-Tensift-El Haouz, venait de s'achever. Brutalement. “En réalité, il s'attendait à son départ, mais certainement pas de cette façon. Il comptait probablement sur son oncle maternel, le Premier ministre Abbas El Fassi, pour lui offrir un atterrissage en douceur et, surtout, lui éviter pareille disgrâce”, affirme, sous couvert d'anonymat, l'un de ses proches collaborateurs. Si le départ de Chraïbi était plus ou moins attendu - il avait déjà dépassé d'une année la durée d'un mandat habituel de wali, la manière a pris de court le microcosme politique local, voire national. “Nous nous interdisons de tout commentaire. Tout ce que je peux vous dire, c'est que nous ne pouvons pas soutenir un arbitraire de cet ordre, quelle que soit sa nature”, soutient Driss Abou El Fadl, juriste et ancien édile local, et l'un des ténors de l'USFP à Marrakech. La réaction est quasi-similaire du côté du PJD. Younès Benslimane, l'un des adjoints de l'actuelle présidente du conseil de la ville, Fatima-Zahra Mansouri, dit avoir comme consigne (de son parti) de ne pas commenter ce limogeage. “Tant que nous n'avons pas été informés du contenu du rapport de la Commission centrale du ministère de l'Intérieur, nous ne pouvons rien dire”. C'est ce fameux rapport, fruit d'une enquête diligentée par le secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Intérieur, Saâd Hassar, qui a coûté son poste à l'ancien wali. Officiellement, Mounir Chraïbi a été remercié à cause de “dysfonctionnements” enregistrés lors du scrutin du 12 juin. Un communiqué du ministère de l'Intérieur, diffusé le mercredi 22 juillet par la MAP, affrime ainsi que “suite au rapport établi par la Commission centrale du ministère de l'Intérieur (…) et qui a conclu à l'existence de grands dysfonctionnements au niveau de l'organisation et de la coordination au sein des services administratifs de la wilaya, il a été décidé de décharger M. Mounir Chraïbi de ses fonctions en tant que wali de la région Marrakech-Tensift-El Haouz”. “Je ne suis pas un moukhazni !” À en croire un proche collaborateur de l'ancien wali, ce dernier ne s'était pas montré des plus coopératifs lors de son audition par les enquêteurs de ladite Commission. Ainsi, à la question (centrale) sur la manière par laquelle un bulletin de vote, dûment cacheté, s'était retrouvé dans une poubelle à proximité d'un bureau de vote, il aurait répondu sèchement : “Je ne suis pas un moukhazni pour m'occuper de ce genre de détails”. L'assurance excessive de Mounir Chraïbi lui aura finalement coûté son fauteuil. Le ministère de l'Intérieur ne compte pas s'arrêter à ce stade : Chakib Benmoussa a en effet décidé de mener une véritable purge dans la wilaya de Marrakech. Il sera ainsi procédé à “la restructuration et la réorganisation des différents services de la wilaya”, prévient le ministère. Du coup, “tous les services de la wilaya sont momentanément paralysés. Aucun responsable ne peut plus signer aucun document, et tout le monde est dans l'expectative”, soutient une source locale. Dans les faits, c'est le gouverneur de la province d'El Haouz, Bouchaïb El Moutaouakil, qui assure l'intérim, dans l'attente de la nomination d'un nouveau wali. Des bruits persistants annoncent déjà l'ancien patron de la CDG, Mustapha Bakkoury, comme l'éventuel successeur de Mounir Chraïbi. Question : que reproche-t-on exactement au wali débarqué ? Quel impair aurait-il commis, pour se voir écarter de manière aussi brutale ? “Tant que nous n'avons pas connaissance des conclusions du rapport, nous ne pouvons avancer aucune explication”, répondent, prudentes, toutes les sources contactées à ce sujet. “Mais s'il s'agit de cette histoire de fuite d'un bulletin de vote, des cas similaires ont été enregistrés dans plusieurs régions. Et aucun wali ou gouverneur n'a été limogé pour autant”, ne peut s'empêcher de faire remarquer le conseiller local PJD, Younès Benslimane. Les raisons de l'éviction du wali se trouveraient-elles dans la nature de ses rapports avec la maire fraîchement élue et son parti, le Parti authenticité et modernié ? La question mérite d'être posée : avant cette décision du ministère de l'Intérieur, le parti de Fouad Ali El Himma s'en était nommément pris à Mounir Chraïbi, suite à l'annulation de l'élection de Fatima-Zahra Mansouri. La main d'El Himma... Et le PAM n'y était pas allé pas par quatre chemins. Dans un communiqué diffusé le 15 juillet, il dénonçait des “instructions verbales données par le wali et ses collaborateurs en vue d'imposer leur tutelle à la présidente du Conseil”. Selon le Conseil national du PAM, le wali aurait ordonné à la maire de “confier la commission d'urbanisme à une personne qu'il avait lui-même désignée, et de fermer l'œil sur certains dossiers plus ou moins suspects”. Toujours selon le parti, Chraïbi aurait aussi exigé de voir promus à la tête des arrondissements des élus qu'il a choisis, et demandé à la maire de soutenir le président sortant du Conseil de la région, l'Usfpéiste Abdelali Doumou. Autre grief retenu contre l'ancien wali, sa volonté de superviser directement certains dossiers et de les faire suivre par des cadres de la wilaya, plutôt que par ceux de la mairie. “Sur ce volet, le wali avait raison. Certes, le jeu démocratique veut que la gestion des affaires de la ville revienne au président du conseil et à son bureau. Mais nous ne sommes pas encore arrivés à ce stade : ces derniers manquent souvent des compétences requises pour traiter ce genre de dossiers à la fois sensibles et structurants”, soutient un ancien responsable de la ville. Et d'ajouter : “les deux responsables locaux, le wali et la maire, étaient partis, vu le tempérament et les compétences de chacun d'eux, pour mener les affaires de la ville sans heurts”. Aussi, que les choses aient pris cette tournure relèverait du “gâchis”. “Le plus regrettable, c'est de faire prévaloir des considérations personnelles aux dépens des affaires de la ville. Du coup, aujourd'hui, une grande ville comme Marrakech se retrouve symboliquement sans wali ni maire”, conclut-il. En réalité, la situation est loin d'être aussi catastrophique. Contrairement aux apparences, il n'y a pas de vide de pouvoir au niveau local. Les fonctions du wali vont être assumées temporairement par le gouverneur d'El Haouz. Et pour ce qui est du Conseil de la ville, il fonctionne le plus normalement du monde. “Nous continuons à assumer nos responsabilités et prérogatives, en attendant que la justice dise son mot”, confirme ce membre du bureau du Conseil de la ville. A rappeler, en ce sens, que pour l'heure, parmi les cinq partis qui ont obtenu les 44 sièges à pourvoir dans la circonscription de Marrakech Ménara, seul le PAM a introduit un recours en appel. Un travailleur ouvert au dialogue Pour un observateur local, au-delà des rivalités personnelles et des sensibilités politiciennes, il faut chercher plus loin la cause de l'éviction du wali. “Mounir Chraïbi a fait les frais de la multiplication des centres de décision. Avant, il n'y avait qu'un seul interlocuteur, l'ancien et puissant ministre de l'Intérieur Driss Basri. Aujourd'hui, la situation est autre : tout le monde donne des ordres et dans tous les sens”, estime-t-il. Car dans la ville ocre, l'ex-wali jouit toujours d'une image positive et d'une réputation pour le moins favorable. “C'est un homme de dossiers, sérieux dans son travail et a priori clean”, estime une source au fait des arcanes de la gestion de la ville. “C'était un technocrate accompli qui suivait plusieurs dossiers sensibles. Et nous n'avons jamais noté quoi que ce soit de suspect dans sa gestion”, assure Younès Benslimane, qui poursuit : “Son bureau a toujours été ouvert à tout le monde et il a toujours soutenu les projets qu'il jugeait bénéfiques pour la ville. En un mot, nous n'avons rien à lui reprocher”. Aussi, le conseiller PJD s'étonne-t-il que seule la fuite d'un bulletin de vote ait été présentée comme le principal motif de son limogeage. “Est-ce seulement à cause de ce bulletin ou à cause d'autres dossiers ?”, s'interroge-t-il. Du côté du PAM, on se pose moins de questions. Interrogé sur la réaction du parti quant à la décision du ministère de l'Intérieur, Mohammed Benhammou, membre du Bureau national, estime que “le ministère de l'Intérieur a été convaincu, après enquête, que le wali de Marrakech a commis des fautes au niveau de la gestion des élections”. En conséquence de quoi le département de Benmoussa a pris “la décision qu'il a jugée appropriée et à la mesure des fautes commises”. Seulement, le PAM ne semble pas se limiter à ce commentaire aseptisé. “Nous avons été les premiers à évoquer, longtemps avant cette décision, les pratiques douteuses du wali de Marrakech. Mais rien n'a été fait en son temps”, ajoute Benhammou, avant de se rattraper : “Nous n'avons pas à nous réjouir du limogeage de M. Chraïbi. Nous considérons vivre dans un Etat de droit et il est tout à fait logique que la loi soit respectée”. PAM vs l'Intérieur Mohammed Benhammou a beau affirmer le contraire, le limogeage de Mounir Chraïbi peut-être perçu comme une victoire pour le PAM. Le parti d'El Himma a voulu la tête du wali de Marrakech, et a fini par l'obtenir, avec la manière. Et il n'entend pas s'arrêter en si bon chemin. “Nous allons faire de même partout où nous aurons constaté des abus et obtenu des preuves de telles pratiques, ajoute le dirigeant du PAM. Après tout, c'est notre rôle de parti politique”. Le différend entre le PAM et les agents du département de l'Intérieur ne date pas d'hier. La première salve tirée par l'ancien ministre délégué contre les hommes de Chakib Benmoussa remonte à quelques mois. Pour rappel, ce fut samedi 11 avril, à Zagora. Lors d'un meeting tenu par le parti à la veille des communales, le député des Rhamna avait déclaré que “certains walis et gouverneurs cuisinent à leur guise les Conseils communaux et les listes électorales, dans leur bureaux et aux côtés des symboles même de la corruption”. Le tout devant un parterre de plus de 700 personnes. Galvanisé, l'ancien homme fort du ministère de l'Intérieur a même fait monter la pression d'un cran, affirmant que le PAM entend s'attaquer “aux écarts du ministère de l'Intérieur, dont le fonctionnement aujourd'hui s'oppose à la volonté de l'Etat, celui de combattre la corruption”. La guerre du PAM contre les représentants de l'Intérieur était ouverte. Un tournant décisif Le renvoi de Mounir Chraïbi en est une preuve, le ministère ne compte pas rester sans réagir. “C'est un nouveau tournant dans l'action du ministère de l'Intérieur, soutient le politologue Abderrahim Manar Sellimi. La décision du département de Chakib Benmoussa interpelle à plus d'un titre. Techniquement, c'est une décision purement administrative, qui lie un ministère et un de ses représentants locaux”. En outre, et du point de vue formel, le communiqué annonçant le limogeage du wali est on ne peut plus précis. “Généralement, le ministère de l'Intérieur se contente d'annoncer des décisions pareilles dans des termes vagues. Cette fois, ce ne fut pas le cas”, explique notre interlocuteur. De même, cette décision le montre clairement : Le ministère de l'Intérieur est passé à un stade où il exige de ses agents de rendre des comptes. “C'est un signal très fort, soutient le politologue. Le ministère est en train de vivre une ère de réformes, qui n'est forcement pas reflétée dans les décisions de ses agents au niveau des régions”. Dans plusieurs provinces et régions, les décisions prises au niveau local ne cadreraient pas avec les visions de changement prônées par le ministère au niveau central. Par conséquent, de nombreuses décisions importantes et réformatrices prises au niveau central “ne sont pas toujours relayées à l'échelle locale”. Le ministère de l'Intérieur a ainsi tenu à réduire cet écart entre la vision au niveau central et celle à l'échelle des administrations déconcentrées. Autre leçon à tirer de cette décision, c'est qu'elle intervient après protestation d'un parti politique, qui a pointé du doigt un acteur défini, le wali de Marrakech en l'occurrence. C'est la première fois que cela arrive dans l'histoire du Maroc. “Les partis politiques ont toujours protesté contre de pareilles pratiques, mais ils l'ont toujours fait contre X et en des termes généraux”, fait noter le politologue. En somme, pour une fois qu'un parti va jusqu'au bout dans ses protestations, le ministère n'a pas tardé à répondre, et fermement. “Il fallait juste demander !”, semble vouloir signifier le département de Chakib Benmoussa. Par Tahar Abou El Farah