En juillet 2002, le Maroc et l'Espagne frôlent le conflit armé. Cause de la tension : un rocher de 13 hectares au large de la Méditerranée, et dont les deux pays se disputent la souveraineté. Choc d'orgueils ou enjeu géostratégique autour des gisements d'hydrocarbures, l'affaire de l'îlot Laïla continue de garder sa part d'ombre. En ce jeudi 11 juillet 2002, un mouvement inhabituel sort de sa torpeur matinale la petite plage de Belyounech, à 6 km de Sebta. Les rares estivants et petits pêcheurs sur les lieux s'étonnent de l'agitation qui règne sur une étendue rocheuse, distante de quelque 200 m de la côte. A priori, personne n'a à s'inquiéter de l'installation subite d'une demi-douzaine d'éléments des Forces auxiliaires sur ce petit îlot de 13 hectares. Sauf peut-être Rahma Laâchiri, habitante du village de Belyounech. La quadragénaire, qui fait quotidiennement la traversée pour inspecter le maigre troupeau de chèvres qu'elle laisse paître sur l'îlot, voit pour la première fois y atterrir des représentants de l'autorité. Officiellement, le Maroc a décidé ce jour-là d'établir “un poste de surveillance sur l'îlot Laïla dans le cadre de la lutte anti-terroriste et pour lutter contre l'immigration clandestine”. La poignée d'éléments des Forces auxiliaires débarquée sur l'îlot s'installe alors sous une simple tente de campagne, et se passe de tout moyen de communication radio. Bref, un poste d'observation comme de nombreux autres, disséminés le long de la côte méditerranéenne, souvent à la demande même de l'Espagne et des partenaires européens du Maroc. Les choses auraient pu en rester là sans l'intervention d'un fonctionnaire du ministère espagnol des Affaires étrangères, qui avait demandé aux responsables de la Guardia civil à qui appartenait l'îlot. Sa requête n'a pas eu de suite. Pour l'instant. Climat de tension Il faut dire qu'en cet été 2002, les relations entre le Maroc et son voisin ne sont pas au beau fixe. La tension avait atteint son point culminant le 28 octobre 2001, quand Rabat avait décidé de rappeler “pour consultation” son ambassadeur à Madrid, Abdeslam Baraka, sans présenter de motif officiel. Néanmoins, la veille de l'installation dudit poste d'observation, Mohamed Benaïssa, ministre des Affaires étrangères, vantait devant le Parlement marocain “la coopération exemplaire” entre les deux pays concernant l'opération de transit des MRE, démarrée depuis trois semaines. De l'autre côté de la Méditerranée, ce jeudi 12 juillet paraissait un jour comme les autres. Jusqu'à ce que le chef du gouvernement espagnol, José Maria Aznar, soit informé, vers 15 heures, heure locale, du débarquement de “militaires marocains sur une terre espagnole”. Il convoque aussitôt des membres de son gouvernement, dont le ministre de la Défense et la ministre des Affaires étrangères, Ana Palacio, pour une réunion d'urgence. C'est au terme de celle-ci que décision est prise d'intervenir militairement. “Oui, la décision d'intervenir à Perejil était nécessaire et je l'ai prise dès les premiers moments. J'ai donné des ordres pour engager une intervention militaire”, écrira-t-il deux ans plus tard dans son livre Ocho años de gobierno, una vision personal de España (Huit ans de gouvernement, une vision personnelle de l'Espagne, éd. Planeta, 2004). Curieusement, l'ancien Premier ministre espagnol n'a consacré à cette crise que deux petites pages… dans un ouvrage qui en compte 277. Idem pour la reine Sofia, qui ne l'évoque que sur quelques lignes dans sa biographie écrite par la journaliste Pilar Urbano, La reine de très près (La reina muy de cerca, éd. Planeta, 2008). Mauvais souvenir L'affaire de l'îlot Laïla apparaît finalement comme la conséquence d'une longue crise larvée. Et dont le dernier épisode est une énième “provocation espagnole”, comme le confie plus tard Larbi Messari, connaisseur en relations maroco-espagnoles, au journaliste d'El Pais, Ignacio Cembrero, dans son livre Voisins éloignés (Vecinos alejados, éd. Galaxia Gutenberg Circulo de Lectores, 2006). En cet été de 2002, l'Espagne avait décidé de procéder à des manœuvres militaires non loin des côtes d'Al Hoceima. Cinq bâtiments de la marine espagnole avaient participé à ces opérations. Le Maroc avait alors protesté, par voie diplomatique, auprès des responsables espagnols et soulevé le caractère dangereux d'une telle provocation. “Ce fut l'incident qui a conduit à l'épisode Perejil”, a notamment déclaré Larbi Messari, lors d'une conférence donnée l'année suivante (2003) en Espagne. Selon cette thèse, le Maroc a décidé d'envoyer cette poignée d'éléments des Forces auxiliaire dans l'îlot pour lever l'affront. Ce que Madrid a considéré comme “une violation de l'intégrité territoriale de l'Espagne”. Les quelques jours qui ont suivi le “débarquement” marocain dans l'îlot ont connu une effervescence sans précédent. Le jour suivant, le 12 juin, l'Espagne adresse une note verbale à l'ambassade du Maroc à Madrid dans laquelle elle estime que “cette situation représente une modification du statu quo actuel, et ne correspond pas à la volonté de maintenir des relations amicales dans l'esprit du traité d'amitié, de bon voisinage et de coopération de 1991”. Evénements en cascade Le même jour dans une déclaration à la radio Onda Cero, Anna de Palacio, alors ministre espagnole des Affaires étrangères, conteste toute présence de forces de sécurité marocaines sur l'îlot Laïla. Peu après cette déclaration, le Maroc fait savoir qu'il ne se retirera pas de l'îlot. Le 14 juin, l'Espagne menace de prendre des “sanctions commerciales” contre le Maroc pour l'amener à se retirer du rocher. Le même jour, l'UE entre en ligne, demandant le retrait immédiat des troupes de l'îlot, et exprime sa pleine solidarité avec l'Espagne. Pour toute réponse, Mohamed Benaïssa, alors ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, juge tout a fait disproportionnées les réactions de l'Espagne et de l'UE. La guerre des déclarations est partie pour durer plusieurs jours. Avant de laisser place à la perspective d'une éventuelle guerre. Le 16 juillet, en milieu d'après-midi, un face-à-face entre plusieurs unités navales militaires espagnoles et un navire de guerre marocain était visible au large de l'îlot. Entre-temps, le ministère des Affaires étrangères avait décidé d'organiser le lendemain un voyage de presse pour nombre de médias nationaux et internationaux sur l'îlot. L'armée espagnole ne lui en a pas donné l'occasion. Le 17 juin à l'aube, une poignée de “Bérets vert” (unités spéciales de l'armée) armés jusqu'aux dents envahit le rocher pour en déloger les six éléments des Forces auxiliaires marocains qui, eux, n'était même pas armés. La veille, tard dans la nuit, l'ambassadeur espagnol a été sommé de quitter le Maroc. A quelques heures de cette intervention musclée, le diplomate traversait en effet la ville de Tétouan, en direction de Sebta. Phase de l'occupation Les “Bérets verts”, après s'être acquittés de leur mission, sans avoir à tirer un seul coup de feu, se sont aussitôt repliés pour laisser place à un détachement de 75 légionnaires de l'armée espagnole. Le lendemain, en début de matinée, des forces de la Garde civile et de la police espagnole ont été dépêchées dans les deux présides de Sebta et Melilla pour être déployées le long de la frontière avec le Maroc. Cela alors que le royaume venait de faire part de son intention d'évacuer l'îlot le 17 juillet, jour même de l'intervention espagnole. Sur un autre front, la bataille diplomatique battait son plein. Chacun des deux pays essaie de réunir le plus grand nombre d'alliés possibles. Toutefois, “la crise de Perejil a montré les limites de la solidarité de l'Union européenne (...). À l'heure de la vérité, l'Europe ne compte pas. Chaque Etat doit sortir ses propres marrons du feu”, écrira bien après cette crise un éditorialiste du quotidien conservateur ABC. Le Maroc a également essuyé quelques tirs amis. C'est sans doute pour cela que la ministre des Affaires étrangères espagnole avait sollicité l'appui de son ami, le secrétaire d'Etat US Colin Powell. “Tu dois régler mon problème”, avait intimé Ana Palacio à son ami américain qu'elle venait d'appeler, jeudi 18 juillet, à la demande de son chef, José Maria Aznar. Le même jour, la MAP informe que le roi a eu un entretien avec le secrétaire d'Etat américain Colin Powell, à la demande de ce dernier, “afin de procéder à un échange de vues et de concertations pour contenir la crise maroco-espagnole”. Négociations qui vont durer quatre jours. Le 22 juillet, en début d'après-midi, à l'issue des entretiens, à Rabat, entre les ministres marocain et espagnol des Affaires étrangères, un communiqué de presse conjoint a été publié. Il confirmait l'accord visant à “établir et maintenir la situation relative à l'îlot Tourah/Perejil, qui existait avant juillet 2002, tel qu'entendu par le Secrétaire d'Etat des Etats-Unis d'Amérique, Colin Powell”, rapporte la MAP. Hypothèses et enjeux “Le rendez-vous de Rabat marque le début de la fin d'un malentendu qui dure depuis presque trente ans. Trop longtemps pour deux pays qui ont tant en commun”, écrira le quotidien (proche de la droite espagnole) El Mundo, dans son édition du lendemain. La crise a fait office d'onde de choc pour remettre sur les rails les relations entre les deux pays et surtout sur de nouvelles bases. Aujourd'hui encore, les causes de la crise sont loin d'être clairement établies. Plusieurs thèses sont avancées pour expliquer les enjeux que représente ce petit rocher, “un îlot stupide”, comme dira le secrétaire d'Etat américain, mais qui était sur le point de déclencher une guerre entre le Maroc et l'Espagne. Ainsi, l'une des explications penche pour la volonté de l'Espagne de se confirmer comme puissance régionale en Méditerranée occidentale, statut que seule la France occupait auparavant. “C'est une question d'orgueil”, confirmera plus tard l'ancien chef du gouvernement espagnol. “À chaque fois qu'elle a été mise dans une situation similaire, l'Espagne a toujours été contrainte de faire des concessions et de céder face à la pression. Pour la première fois, ce ne fut pas le cas”, expliquera-t-il en substance. Mais ce n'est pas la seule explication. Des hypothèses les plus extravagantes parlent de la richesse de cette région en hydrocarbures. Selon certaines sources, les gisements de gaz et de pétrole découverts dans la région s'étendraient, sous forme de nappe, jusqu'au sous-sol marin de ce rocher. “Ce n'est pas par hasard que cette zone d'exploration dite “anchois” soit attribuée à un consortium piloté par la compagnie pétrolière espagnole Pepsol”, soutient notre source. Au-delà de ce contrat, l'Espagne serait tentée par un partage des éventuelles richesses pétrolières de la zone, d'où cette farouche opposition à une quelconque présence militaire ou sécuritaire marocaine sur le rocher. Autre explication, plus classique, celle qui lie cette décision marocaine de s'installer sur l'îlot à la position du gouvernement espagnol d'alors, jugée trop favorable au front Polisario. N'empêche que cette crise, même si elle a presque conduit les deux pays au point de non-retour, a permis aux deux parties de reprendre leurs relations sur de nouvelles bases. Tahar Abou El Farah