Un recueil de poèmes d'Aïcha Bassry «Insomnie des anges» traduit par Abdellatif Laâbi est paru chez Marsam en 2007. On y peut découvrir, en arabe et en français, l'énergique mélancolie d'une femme libérée du sentimentalisme et qui manie l'ironie sans s'apitoyer ni apitoyer. Dès 2005, on pouvait mesurer l'art efficace de cette passionnée des joutes intimes qui sait regarder en face le désir et le dédain. Elle somme l'indifférence de se dévoiler comme illusion. Ecrire, c'est pour elle le moyen de répandre un doute déstabilisant. Dans l'anthologie publiée par Abdelatif Laâbi «La poésie marocaine de l'indépendance à nos jours» (La Différence), il y avait cette injonction que lançait Aïcha Bassry : «Pourquoi / m'as-tu fait habiter / ce vide ? / féminise un peu ton âme / pour que je puisse revenir à moi-même / chaque fois que je reviens à toi». Une sorte de logique imparable appelait à la libération du refoulé. La définition que la poétesse proposait de l'égoïsme tranchait élégamment : «ça ne fait rien / laisse moi t'emprunter / un peu de ton égoïsme / pour devenir ta larme / ne serait-ce qu'une fois». La poétesse casablancaise (née à Settat) me rappelait alors Sylvia Plath qui forma avec Ted Hughes le couple de poètes le plus célèbre de Grand-Bretagne. La vie amoureuse, lorsqu'elle est conjugale, semble se prêter mieux au récit décapant, douloureux ou moqueur, des romanciers qu'à la lame du poème, lorsque le labyrinthe de l'attachement et du ressentiment semble ne pas avoir d'issue. Les couples heureux n'auraient-ils pas d'histoire ? La passion et la déprise trouvèrent en Sylvia Plath et Ted Hughes des arbitres impitoyables et inégalés, jusque dans leur correspondance. Dans le recueil «Insomnie des anges», Aïcha Bassry inscrit son poème «Je partirai» sous l'autorité de Mohmoud Darwich écrivant : «Notre vie n'a pas suffi pour que nous vieillissions ensemble», exactement ce que dut tragiquement constater Ted Hughes après le suicide de Sylvia Plath. Aïcha Bassry ne pratique pas la poésie comme une solution au désarroi. Elle dit la nostalgie de l'insaisissable accomplissement : «Je me suis tant promise». On aime lire sous la plume d'une femme marocaine ce vigoureux renversement des propositions : «Marche derrière moi / Peut-être, à l'écho du sable, te reconnaîtrai-je / Quitte moi/ Je veux t'écrire avec impartialité». Ce qui séduit dans les poèmes d'Aïcha Bassry, c'est l'alliage de désenchantement et d'obstination, la pincée d'humour sur les plaies ou les plaintes. Quant aux ritournelles des poètes et particulièrement, quant à leur propension à idéaliser «la» femme, Aïcha Bassry s'en moque avec une sorte de véhémence cordiale. Elle est en effet attelée à déjouer toute mascarade mais ne s'exprime au détriment de personne. Son ironie perspicace frappe juste. Plutôt que de blesser quiconque, elle aura pour effet d'inviter chaque protagoniste à rire de soi, ce qui est une excellente façon de respecter autrui, à commencer par le lecteur : «Avec ses doigts / ses lèvres / sa voix vibrante / d'ivresse / il a peint une femme / pour son poème / Comme elle était fascinante / sa femme-poème / J'ai avancé furtivement / la main / et lui ai arraché le cœur / de la poitrine / Je l'ai déposé / sur la chaise / près de moi / pour mieux jouir / du poème». La censure des émotions et des expériences, l'affadissement du verbe par le consentement au discours convenu, voilà ce contre quoi la poésie lutte et ce dont elle doit triompher. On ne prétendra pas que tous les poèmes recueillis dans «Insomnie des anges» atteignent ce but et parviendront à offenser les pratiquants des discours les plus veules. Le fait est cependant que, lorsqu'Aïcha Bassry va rechercher aux tréfonds d'elle-même la source des contradictions, la matrice des audaces et l'écho d'une liberté à construire, il lui arrive de viser si juste qu'elle en devient, en quelques vers, l'auteure d'une redéfinition abrupte des injonctions contradictoires auxquelles son œuvre tâche de répondre : «La grand-mère m'apparait entre les lignes / la mine sévère : «Sois une prophétesse pour les pécheurs / et veille sur mon intimité»/ les mots se rétractent / et tombent nus / transpirant de honte». Aïcha Bassry écrit qu'elle «aime l'odeur de la terre/ après la première averse». Elle a raison. On aime d'ailleurs cette voix inquiète et présente, qui sait à la fois douter et affirmer.