Dans «On ne met pas en cage un oiseau pareil» (Dernier journal, août 1995) paru aux éditions William Blake et Cie en 2001 et dont la traduction arabe a été publiée au Maroc, Mohammed KhaÏr-Eddine évoque de façon assez facétieuse son ami Michel Leiris, auteur d'un maître-livre «l'afrique fantôme». Voici l'auteur d'«Agadir» dans le bureau de Leiris, au Musée de l'Homme : «Ethnographe de profession, il avait découvert les secrets de l'Afrique (…) comme je lui demandais si je pouvais prendre quelques flèches, il dit : «Tu peux, mais elles sont empoisonnées» (…) «Eh bien ! je les laisse sur une étagère», dis-je à Michel». Ce souvenir de l'amitié qui lia Leiris à Khaïr-Eddine m'a donné envie de relire «l'afrique fantôme». C'est l'épopée minutieuse d'une intelligence, le compte-rendu somptueux d'une aventure intérieure consentie avec maniaquerie, contestée avec audace, relatée avec force et irriguée par l'inlassable découverte de l'Afrique entre le 31 mai 1931 et le 7 février 1933, le temps de la mission Dakar-Djibouti. En plus de cinq cents pages, dans une écriture qui fait songer à des entailles dans le bois d'un instrument de musique, c'est un déferlement d'expériences, d'informations, d'illuminations, d'images, de visages et de paysages, un arsenal de révoltes et de révélations, c'est le vol d'Icare depuis le sol africain, un texte inégalé. Frappé d'interdiction sous Vichy, «l'afrique fantôme» reparut en 1968 aux éditions Gallimard. La patience et la passion qui brûlent dans ces pages ont la puissance des plus beaux foyers d'insurrection intellectuelle. Un visionnaire épaule ici un observateur plus scrupuleux que la plupart des ethnographes, car la poésie est son scrupule organisateur. Poète, Michel Leiris nous mène de village en village, par monts et par vaux, dans le désert et dans les villes. Il loue l'«absolue netteté des gens nus. Absolue correction de leur part, auprès duquel tout ce qui est habillé fait rapin ou voyou. Quelle affreuse pagaille que nos civilisations !» Le voyageur Leiris semble accordé aux pulsations les plus intimes de ceux qu'il aborde. Il est fait pour la transe et parfait pour le pamphlet : «Etude ethnographique dans quel but : être à même de mener une politique plus habile qui sera mieux à même de faire rentrer l'impôt. Je songe aux noirs de l'A.O.F qui durant la guerre 14-18 ont payé de leurs poumons et de leur sang pour les moins «nègres» d'entre eux le droit de voter pour M. Diagne» . Cette «afrique fantôme» est un périple sans infatuation, un exploit mental et poétique. Livre vraiment sans pareil qui dispense tous les luxes de la réflexion, toutes les patiences de l'apprentissage, toutes les richesses du doute fondateur de connaissance. «Le sacré nage dans tous les coins» écrit Leiris arrivé à Sanga. On n'en finirait pas de noter ce qui enchante et laisse rêveur, éveille par le rêve, dans cette prose d'enquêteur où l'Afrique se fait graal. Michel Leiris écrit : «On fait, paraît-il, souscrire les nègres du pays pour les sinistrés du midi. Sur les conseils du Père, les souscripteurs font maintenant une pétition pour qu'on leur vienne en aide, parce que leurs récoltes ont été mangées par les sauterelles». L'Abyssine de 1932 trouve dans ces pages tumultueuses, précises, une illustration qui laisse pantois. Mais c'est tout l'ouvrage qui fulmine et illumine, traversée acharnée du moi et de l'Afrique, interrogation des augures par un écrivain que la réalité passionnait assez pour qu'il nous donna le sentiment de l'étrenner. Pas étonnant que Mohammed Khaïr-Eddine, dont Aimé Césaire fut aussi l'ami, ait considéré la rencontre de Michel Leiris comme une des plus belles rencontres de sa vie.