Né en 1930 à Casablanca, l'Algérien Jamal Eddine Bencheikh fut de ces grands professeurs qui ne craignent pas de se mesurer aux poètes et aux romanciers, comme en attestent ses recueils de poèmes et son roman «Rose noire sans parfum» (Stock, 1998). Il se révèle romancier plus convaincant que ne l'était le poète, assez pompeux. Professeur de littérature arabe à la Sorbonne, Jamal Eddine Bencheikh fut ami de Jean Sénac et un essayiste fécond. «Rose noire sans parfum», récit accablant, se lit comme un poème oraculaire, une vertigineuse plongée dans l'histoire avec les armes du verbe le plus séducteur et de l'érudition la plus gourmande. Ce roman d'une sure originalité se donne comme «la chronique d'un vrai faux prophète». C'est un tapis de mots et d'idées tissé par une vie vouée à la connaissance des textes anciens. On y perçoit une réflexion discrètement désabusée sur les fourberies de la politique et les abus perpétrés au nom de la foi. Peignant les paysages de bataille qu'offre l'Histoire, Bencheikh raconte une sorte d'affolement universel par la pulsion de conquête. Son projet, le romancier l'explique clairement : «Dans les manuels apparaît donc un Arabe du nom de Ali, fils de Yahya, qui conduisit au neuvième siècle (de l'ère chrétienne) un soulèvement d'esclaves et coupa en deux l'immense empire de Bagdad. Chef d'une révolte, silencieux à jamais et qu'un Je va faire parler : première faille où je m'engouffre, pousse, m'acharne à passer, m'agrippant à ce corps sans vie». L'acte de naissance de celui qui s'empare de la parole et du glaive ? «Mère : Qurra, fille de Ali, fils de Muhammed, un Kharidjite de Koufa celui-là, qui se réfugia à Narzanîn. Père : Muhammed, fils de Abd ar-Rahim : Je me suis vu uriner en rêve, a-t-il dit, un jour avant que je naisse et mon urine a brûlé la moitié du monde». Bencheikh ne veut jamais oublier qu'il est, lui, un homme du XXe siècle et il s'attache délibérément à manifester l'étrange rémanence entre ce qui se tramait jadis et ce qui se trame aujourd'hui : presque mêmes tourments, violences et turpitudes. Avec rigueur et vigueur, le romancier agit en poète, en historien, voire en pédagogue. Sa phrase est ample, à la fois enveloppante et nerveuse. Rose noire sans parfum dresse le portrait d'un individu à la furie messianique. Cela vaut comme explicitation de la vanité totalitaire. La passion belliqueuse s'exerce sur fond de narcissisme vertigineux : «L'histoire se choisit et se prend, et puisque j'avais quelque chance d'être cru, je me crus d'abord moi-même. Dès lors que j'avais choisi d'être le sixième petit-fils du cousin et gendre du Prophète, je le fus». L'anachronisme est une perspective qui n'intimide pas Bencheikh. Ainsi le Mahdi ose-t-il citer incidemment le romancier malien Yambo Ouologuem, l'auteur du «Devoir de violence» qui obtiendra, onze siècles plus tard, le prix Renaudot ! Le roman puise son charme dans le flux poétique qui s'y déverse à peine subrepticement tandis que la foi et l'épée, l'hystérie et la mégalomanie multiplient leurs cliquetis sous un ciel de menaces. Les tombes sitôt creusées, sitôt oubliées, envahissent les phrases. La terreur contemporaine et la terreur de jadis semblent adossées l'une à l'autre. «Rose noire sans parfum» affronte les séductions de la violence pour dénouer le fil du labyrinthe qui mène à l'auto-intoxication par le mal. Les califes, les rebelles, les mercenaires, les esclaves et les poètes passent dans Rose noire sans parfum et continuent longtemps de hanter le lecteur. Jamal Eddine Bencheikh installe dans son roman tous les flux de sa passion d'Arabie et d'Islam, laquelle passion connut son acmé dans la Bibliothèque de la Pléiade, où est publiée sa traduction des Mille et une nuits, co-signée avec André Miquel. Jamal Eddine Bencheikh n'avait jamais cessé de publier des essais savants. Ainsi, en 1998, «Les Mille et une nuits ou la parole prisonnière» (Gallimard), paru en même temps qu'il révélait, avec «Rose noire sans parfum», ses propres dons de conteur stimulant.