Happés par Tanger, provisoirement ou longuement, des écrivains occidentaux du milieu du siècle dernier jusque dans les années 1970 ont trouvé de vigoureux contempteurs en deux chercheurs, Marie-Haude Caraes, spécialisée en sciences politiques et Jean Fernandez, socio-anthropologue. Ils voudraient déniaiser des lecteurs trompés par la légende attachée à Bowles, Genet, Morand ou Burroughs. Ils ne parviennent pas à cacher, cependant, leur amour de la littérature. Dans «Tanger ou la dérive littéraire», essai sur la colonisation littéraire du lieu, (Publisud, 2003) voici Barthes, Bowles, Burroughs, Capote, Genet, Morand, voire Kerouac. Du beau monde, mais des prédateurs selon nos auteurs qui citent abondamment les textes, contextualisent finement et dénoncent plutôt solitairement puisque la gloire reconnue est, souvent, le deuil de l'esprit critique. Caraes et Fernandez pointent la folle mythologisation de soi que s'autorisent, à Tanger, des écrivains occidentaux : «Les écrivains à Tanger provoquent et défient la loi, pactisent avec leur culpabilité. Des surhommes ou des dieux. Est ainsi rendue plus éclatante leur présence au monde. Leurs textes sont sacrés ou sacralisés à la mesure de l'absorption, de la pénétration ou du bouleversement qu'ils infligent à la ville et à ses habitants. Au fond de l'histoire, restera l'abandon». «Tanger ou la dérive littéraire» est un pamphlet si savant, si méticuleusement nourri d'analyses, qu'il mérite d'être dit, à ce jour, unique. Mais partial, assurément. De Tétouan, tandis qu'à Tanger se déroulait un Salon international du livre, durant l'hiver 2003, j'ai rapporté les vers magnifiques d'un poète marocain de langue française Mohamed El Jerroudi : «Tu as tous les rivages du monde/ pour accoster un jour / au cœur de ton pays natal». Trois vers comme un sésame. Répondant à Mohamed Leftah dans «Le Temps du Maroc» en février 1997, Boubkeur El Kouche, qui venait de publier «Regarde, voici Tanger – Mémoire de Tanger depuis 1800» (L'Harmattan, 1996) prit la défense de Bowles : «C'est quoi qu'on puisse dire, une des figures emblématiques de Tanger. Depuis quelques années, on a tendance à dénigrer sa production romanesque et à occulter son action. Il est vrai que le Tanger de Bowles ne fait pas la part belle aux Tangérois. On lui reproche à juste titre de donner une image négative des Arabes. Mais il est vrai aussi qu'il a encouragé des paroles dissidentes. Abdallah Laroui a relevé néanmoins, qu'à travers le discours des marginaux, Bowles a exprimé surtout ses propres fantasmes». «Par ailleurs, Bowles est resté obstinément accroché à une image figée de Tanger et a déclaré qu'il n'aimait plus cette ville qu'il avait qualifiée : la Dream City». Je suis plus séduit par l'art narratif de Bowles que par ses opinions. Un esprit attiré par le divers et un compositeur de musique qui se passionna pour les musiques populaires, les contes et légendes, le récit d'autrui. C'est ce que montrent les nouvelles contenues dans «Réveillon à Tanger» paru en 1981 sous le titre «Midnight Mass» avant la traduction française de Claude- Nathalie Thomas au Quai Voltaire, en 1987. «L'éducation de Malika» est le récit que je préfère dans «Réveillon à Tanger» C'est une sorte de petit roman dont la lecture est indispensable à qui voudrait connaître une biographie à la fois plausible et apparemment inouïe de paysanne marocaine. Jeune fille, dans un bourg, elle doit se débattre avec un soldat qui l'importune. Sa mère croit que Malika était consentante. Alors, pour se venger de cette méprise, Malika va vouloir se libérer, s'enfuir, et elle va suivre un étranger jusqu'à Tétouan, jusqu'à Madrid, jusqu'à Paris, jusqu'en Italie, jusqu'à Beverly Hills. Mariée, elle perd rapidement son époux. La voilà veuve et richissime, Malika Hapgood. Son retour à Tétouan, flanquée de son maître d'hôtel philippin, est un morceau de bravoure. C'est bien le moment de souffler à l'oreille de ce personnage de fiction les vers d'El Jerroudi : «Tu as tous les rivages du monde / pour accoster un jour / au cœur de ton pays natal».