Certains romans ont le pouvoir de poursuivre dans notre mémoire un trajet secret, patient et obstiné. Ils nous accompagnent dans une méditation songeuse longtemps après la dernière page tournée. C'est ainsi que j'ai conservé à l'esprit le charme inquiet du nouveau roman de la Libanaise Imane Humaydane D'autres vies (Verticales, 2013, traduit de l'arabe par Nathalie Bontemps) au point de m'y replonger pour en vérifier la séduction. La bonne surprise était intacte. C'est un livre qui résiste parfaitement à la relecture tant sa ligne mélodique affirme sa justesse. L'exil est le lampion mélancolique de ce roman nocturne qui fore avec une sincérité non exhibitionniste des blessures secrètes. Le roman d'Imane Humaydane répand un parfum de femme libre de se penser elle-même à travers les douceurs amères et les stupeurs du retour. Venant du Kenya où elle est mariée sans amour, Myriam, revenue à Beyrouth est donc attendue à Mombassa tandis que Wafa lui enjoint presque de ne pas se réinstaller au pays natal : « Cherche un autre endroit, tu ne pourrais pas vivre ici. La vie ici est écœurante, comme tu vois. Le pays est scindé entre assassins et... assassins. Et on est pris en otage, c'est immonde ». L'amertume née de la guerre civile subie avec tous ses outrages résonne dans D'autres vies comme un tocsin. Or, Myriam a conservé pour son pays un attachement viscéral. Au Kenya, elle allait chercher à la poste des colis de livres envoyés de Beyrouth. D'autres vies nous procure cette même impatience pour ce qui vient du Liban. A Beyrouth, Myriam est hantée par le souvenir de Georges, l'homme qui ne la rejoignit jamais en Australie. L'errance semble devenue l'autre nom de Myriam, la couleur insaisissable de son destin. Imane Humaydane nous promène avec une virtuosité musicienne dans les humeurs et la colère intime de Myriam dont les refus sont devenus les refuges. On est requis dans ce livre par l'entêtement si loyal à tâcher de redéfinir la place de chacune et de chacun dans le déchirement qu'éprouve l'héroïne. Son frère a été tué au début de l'année 1978 : « Un obus explosa, et ses éclats s'éparpillèrent jusqu'au balcon du premier étage de notre maison à Zuqaq el-Balat (...) Deux jours après l'enterrement, les jeunes du quartier trouvèrent des lambeaux de ses membres accrochés aux branches de quelques arbres du voisinage, calcinés par l'explosion. » Cet affreux souvenir est au cœur de ce roman tel une hantise nimbant tous les instants du retour de Myriam tandis que les habitants de la ville veulent se persuader que la guerre est finie. Myriam peut-elle accepter les propos du journaliste lui assurant qu'à « Beyrouth, tout commence en drame et se termine en caricature » ? Ce que le roman d'Imane Humaydane dessine fébrilement, c'est, tout au contraire, une véritable répulsion pour la caricature comme condition de l'existence et imposition d'identité. La romancière interroge sans répit le dessein mystérieux des âmes et des corps. Myriam dialogue avec les vivants dans une subliminale fidélité à ses morts. D'autres vies est le roman sans condescendance d'un voyage en soi-même et au Liban comme si la narratrice caressait, autant que tel amant, un cèdre qui ne cède pas sous l'orage des souffrances et dans la brume des atermoiements amoureux. Ici, la pensée de l'amour participe d'un amour de la pensée. Au final c'est bien des tourments d'une liberté de femme que la romancière qui vit elle-même entre Beyrouth et Paris nous aura fait les témoins non point médusés mais absolument conquis. Ce qu'il y a de futile dans l'amour, le philosophe Günther Anders l'observait dans Aimer hier, notes pour une histoire du sentiment (New-York 1947-1949), un ouvrage qui vient d'être traduit de l'allemand par Isabelle Kalinowski aux éditions Fage. Il écrivait : « Que nous le déplorions ou non, le monde étant ce qu'il est, la vie privée, de nos jours, ne peut être au centre de notre vie ; elle ne doit donc pas nous gâcher la vie ». Ce qui fait tout le prix du roman d'Imane Humaydane, c'est précisément l'effort de ne pas se gâcher la vie qui court dans son récit comme un oiseau dont le chant ne sera audible qu'après la traversée des cercles de l'égoïsme et de l'altruisme qui jouent si souvent à se méprendre l'un sur l'autre tandis que brûlent au dehors et en dedans les feux jamais éteints de la violence humaine. Pourquoi d'autres vies est-il un roman qui résiste à l'oubli ? Peut-être parce que Imane Humaydane sait créer des personnages qui ne sont pas figés dans des certitudes mortifères. Myriam affronte sa fragilité avec la fraîche insolence de qui désire regarder la vie dans les yeux pour parvenir à se comprendre et à comprendre autrui. Il n'est pas indifférent, évidemment, que la romancière ait par ailleurs consacré son travail d'anthropologue aux récits de disparus pendant la guerre civile libanaise. Avec D'autres vies, elle nous pose à tous la question du manque, de pourquoi et comment nous risquons de nous détourner du bonheur comme du malheur d'autrui en nous contentant de nous taire sur nous-mêmes et sur les autres.