Alors que le Maroc affiche depuis plusieurs décennies une croissance honorable, cette trajectoire masque un mal plus profond : la stagnation de sa productivité. Derrière les chiffres, ce sont des distorsions structurelles — souvent invisibles mais puissamment contraignantes — qui freinent l'allocation efficace des ressources et entravent la transformation économique. La Commission économique pour l'Afrique (CEA) pointe du doigt un ensemble de défaillances dans les politiques publiques qui, en favorisant certains acteurs au détriment de la performance, compromettent le potentiel de développement du pays. Ce constat invite à une remise en question fondamentale du cadre institutionnel et des mécanismes d'action publique. À première vue, les dernières décennies laissaient entrevoir un certain progrès économique au Maroc. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant y a triplé entre 1990 et 2023, une performance honorable pour une économie émergente. Pourtant, derrière ces chiffres flatteurs, se cache une réalité plus complexe, marquée par une décélération continue de la productivité et des freins structurels qui ralentissent la transformation du tissu industriel du pays, comme le souligne la Commission économique pour l'Afrique (CEA) dans son rapport de 2025. En effet, après une phase d'expansion notable entre 2000 et 2010 — période durant laquelle le PIB par habitant a plus que doublé —, le rythme s'est sensiblement émoussé. Entre 2010 et 2023, cette progression s'est limitée à un facteur de 1,4. Ce ralentissement est directement corrélé à une chute de la croissance de la productivité totale des facteurs (PTF), qui est passée de 2,8 % en 2009 à 1,9 % dix ans plus tard (CEA, 2025). Lire aussi : Activité industrielle : Stagnation de la production et hausse des ventes en février 2025 Si l'économie marocaine a bien entamé une transition structurelle, le processus reste lent, contrastant avec la dynamique observée dans d'autres pays émergents. L'évolution de la main-d'œuvre — glissant progressivement de l'agriculture vers l'industrie et les services — n'a pas suffi à enclencher une véritable révolution industrielle. L'industrialisation stagne, et avec elle, la création d'emplois pérennes. D'après la CEA, cette inertie est exacerbée par une mauvaise allocation des ressources à l'intérieur même des secteurs. Des entreprises pourtant plus productives peinent à croître tandis que d'autres, moins efficaces, accaparent les ressources disponibles. Cette asymétrie, révélatrice de distorsions économiques importantes, constitue un frein majeur à la croissance de la productivité (CEA & Haut-Commissariat au Plan, 2024). Une étude menée à partir de données sur environ 2 000 entreprises manufacturières marocaines en 2006 et 2014 a permis de quantifier l'impact de ces distorsions. Si celles-ci étaient levées, le secteur manufacturier pourrait enregistrer un gain de productivité totale des facteurs de 106,9 %, un chiffre supérieur à celui observé dans des pays comme le Chili, le Japon ou même la Chine (CEA, 2025). Le poids invisible des talents mal employés Mais le mal est plus profond encore. Au-delà de la simple inefficience dans l'allocation du capital et du travail, le Maroc subit les conséquences d'une mauvaise utilisation de son capital humain. Selon une modélisation avancée citée par la CEA (d'après Martinez & Benhamouche, 2021), les distorsions dans la structure des entreprises ont pour effet pervers de détourner les travailleurs hautement qualifiés des tâches complexes pour lesquelles ils disposent pourtant d'un avantage comparatif. Résultat : ces talents se retrouvent cantonnés à des emplois moins exigeants, moins rémunérateurs, et donc moins incitatifs. Le phénomène engendre une baisse de la prime à la compétence, dissuadant à terme l'investissement dans l'éducation et la formation tout au long de la vie. Plus inquiétant encore, cette mauvaise répartition aboutit à un stock global de capital humain sous-optimal. Le rapport estime ainsi que si les distorsions liées à la taille des entreprises étaient supprimées, le PIB par habitant du Maroc pourrait être multiplié par 4,5. Le capital humain qualifié triplerait presque, ce qui témoigne de l'ampleur des pertes induites par les déséquilibres actuels (CEA, 2025). Le constat est sans appel : les distorsions à l'œuvre dans l'économie marocaine — qu'elles soient liées à la mauvaise allocation des ressources, à la concentration excessive des privilèges ou à la sous-exploitation du potentiel humain — nuisent à la compétitivité et ralentissent la marche vers une croissance inclusive. Elles trouvent leur origine dans des défaillances structurelles de la gouvernance, mais aussi dans la persistance de politiques publiques inefficaces, parfois captées par des intérêts privés, comme l'indique la CEA dans ses analyses comparatives sur la région MENA. Pour sortir de cette impasse, la Commission économique pour l'Afrique recommande plusieurs pistes de réforme : améliorer la transparence des politiques publiques, renforcer la responsabilité des bureaucrates, promouvoir l'inclusion dans les processus de décision, et surtout, lutter contre la corruption. La création d'outils tels qu'un « indice d'impartialité » ou un portail numérique recensant les bénéficiaires des politiques publiques pourrait contribuer à restaurer la confiance et à réorienter les ressources vers les acteurs les plus productifs (CEA, 2025).