Tahar Ben Jelloun, juré de l'Académie Goncourt donnera sa voix, dans quelques semaines, au roman qu'il aura considéré être le meilleur de l'année. Hélas, voici que Le Bonheur conjugal (Gallimard) nous est donné à lire et que cette lecture provoque la consternation, à moins qu'il s'agisse seulement d'incrédulité devant un récit à ce point pesant, lassant, saturé de propos conventionnels distillés dans une langue lourde. Bien sûr, la position éminente conquise par l'auteur de La nuit sacrée dans le système d'attribution des prix littéraires lui vaudra les prudents quoique dithyrambiques éloges de tel ou tel critique publiant également des romans et guignant quelque clochette, par exemple la présence d'un de ses livres à venir dans la liste des titres éligibles au Prix que décerne l'Académie Goncourt. Que cette coalition probable des alliés d'autant plus bruyants qu'ils seront moins convaincus et des prudents zélotes ne nous interdise pas d'avouer avoir lu Le Bonheur conjugal en éprouvant un malaise et un ennui quasi-constants. Tahar-Ben-Jelloun Il y a quelque chose de calamiteux dans ce livre qui met en scène et donne successivement la parole à deux calamités : les époux en bisbille dont l'amour initial, s'il exista, se change en désolation, en récriminations et en vaticinations haineuses. L'homme, un artiste-peintre casablancais devenu mondialement célèbre (?!) est victime d'un accident vasculaire cérébral et son épouse va en profiter pour tâcher d'en faire sa chose. Cela donne 360 pages de péroraisons mesquines et hostiles, de bavardages narcissiques et de considérations souvent oiseuses sur la séduction, le désir, la peinture, l'amour, l'amitié, la liberté à l'intérieur du couple, et encore la peinture évoquée de façon très peu convaincante, comme est peu convaincant ici la société parisienne et pas plus juste le ton employé pour nous suggérer l'ennui à Clermont-Ferrand – Le pompon dans Le Bonheur conjugal, ce sont les inepties à propos de l'incompatibilité entre une famille fassie et une famille berbère, le peintre « célèbre » et riche ayant choisi une épouse immigrée beaucoup plus jeune que lui et berbérophone plutôt qu'arabophone. Tout sonne malheureusement faux dans Le Bonheur conjugal. Sauf peut-être le name-dropping auquel se livre l'écrivain : d'où l'apparition, par exemple, du romancier italien Tabuchi en ami du peintre. On reconnaît en outre Vassilis Alexakis et Roland Jaccard en figurants intelligents et masqués embarqués dans cet étalage d'opinions que le peintre déverse sur le lecteur à propos de tout et de tous, non sans que l'éloge appuyé de son « génie » ne semble suggérer comme un écho de la haute opinion que Tahar Ben Jelloun conserve de son œuvre jusque dans cet avatar mal fichu (et mal corrigé par l'éditeur, si l'on en juge par le nombre de coquilles ). On se souvient que Tahar Ben Jelloun fut accusé d'avoir employé sans lui reconnaître ses droits au salaire et en lui confisquant son passeport une dame marocaine censée s'occuper de ses enfants. Alors, voici Tahar Ben Jelloun recyclant l'affaire dans Le Bonheur conjugal : « En rentrant à Paris, après un vernissage en Allemagne, le peintre fut surpris de découvrir qu'une très jeune femme était désormais installée dans l'une des chambres des enfants. (...) La nuit, elle se couchait sur la couette étalée par terre. Le lendemain matin, il la découvrit pliée en deux, toute rouge. Elle avait pris un pot de moutarde pour de la confiture et en avait avalé une cuillerée entière ». Ben voyons, quelle idiote ! Mais la délicatesse du propos atteint bientôt son comble : « Dans la cuisine, il ramassa une capsule métallique de bouteille de Coca pleine de trous. Elle avait dû essayer de l'ouvrir avec les dents... ». C'est ainsi qu'on en vient à considérer que Le bonheur conjugal nous prodigue l'autoportrait de deux goujats par un troisième : l'auteur. On sait bien qu'un écrivain n'est pas obligatoirement solidaire des opinions de ses personnages. Alors pourquoi Tahar Ben Jelloun a-t-il parsemé son livre d'informations prétendument relatives à son peintre de roman et qui renvoient, de fait, à ce que nous savons d'événements le concernant, jusque sa présence à un dîner à l'Elysée ? Tout cela est plutôt dérisoire. Le portrait d'un beautiful people marocain et de son épouvantable épouse ! Non merci, a-t-on envie de rétorquer à chaque paragraphe, mais la litanie se poursuit, ennuyeuse, lourdingue et qui confine quelquefois à la stupidité autosatisfaite. Le poète de Que la blessure se ferme (Gallimard, 2012) nous avait grandement ému, au moins dans un texte vibrant de sincérité et de tendresse où il évoquait son fils trisomique. Le romancier du Bonheur conjugal nous a seulement fait songer au bonheur qu'il y aurait à n'avoir pas lu un tel livre, sorte de précis de misogynie à l'usage d'on se demande bien qui. * Tweet * *