Le numéro 84 (Juillet 2012) de Qantara, le magazine trimestriel des cultures arabe et méditerranéenne, publié par l'Institut du Monde Arabe, est exceptionnellement riche et divers. Si le dossier central confié à des historiens, philosophes et anthropologues est consacré aux interdits alimentaires « de Moïse au fast-food », l'actualité est largement présente, mais mise en perspective. Il en va ainsi du bel article de Nidam Abdi, en hommage à Warda El-Djazaïria. L'auteur fut une des plumes du quotidien parisien Libération pour lequel il rencontra la diva, un jour de décembre 1988 : « Elle préparait son retour dans sa ville natale, Paris, mais le cœur n'y était pas : «Le 31 décembre, pour le réveillon, je fais un concert au Zénith, mais mon cœur est en Algérie, avec sa jeunesse qui a souffert durant les émeutes d'octobre ». C'était aussi l'époque où celle qui avait, à quatorze ans, enregistré son premier disque, ne fréquentait plus que Mohamed Abdelwahab et partageait sa vie entre Le Caire, Alger et Paris. Warda raconta à Nidam Abdi comment elle avait quitté le Quartier Latin avec sa famille en 1958 mais la plus émouvante évocation concerne le jour d'automne 1985 où « Warda El-Djazaïria, dans un superbe manteau de fourrure, au côté d'un vieux monsieur à la haute silhouette Mohamed Abdelwahab en personne » quittait le jardin des Tuileries pour raccompagner à son hôtel « le compositeur des compositeurs ». La transition démocratique en Egypte est examinée en page suivante à travers des analyses qu'en fournit la presse arabe et l'on en arrive à une solide étude d'Isabelle Poutrin : « 1609-L'expulsion des Morisques d'Espagne » qui sera particulièrement appréciée par ceux qui lisent, jour après jour, Le Morisque de Hassan Aourid dans les colonnes du Soir échos. Parmi les renseignements les plus passionnants que fournit Isabelle Poudrin, on choisira ce passage où l'auteure de Convertir les musulmans Espagne, 1949-1609 (PUF, 2012) écrit : « Si un nombre indéterminé de Morisques parvint à rester en Espagne, des milliers d'entre eux arrivèrent en France ; assez mal accueillis, ils furent incités à s'embarquer pour l'Afrique du Nord ; le destin d'Alonso Lopez, Morisque originaire d'Aragon qui fut l'un des agents de confiance du cardinal Richelieu, reste exceptionnel ». A ce stade de la lecture du dernier numéro de Qantara, on est à la page 16 de cette revue toujours somptueusement illustrée. Ingrid Perbal interroge ensuite le plasticien et designer algérien Hellal Zoubir, commissaire de l'exposition Designers algériens montrée sur le parvis de l'IMA Jusqu'au 16 septembre, tandis qu'Anne Heluin dresse le portrait des nouvelles figures du « Stand up », cette variété de one man show dans laquelle excella Jamel Debbouze dès 1995. Ainsi croise-t-on Le comte de Bouderbala, Sami Améziane dans le privé, et aussi Mohamed Nouar, fils de Marocains, qui raconte son enfance dans un quartier gitan de Perpignan, ou encore Farid Chamekh parlant sur scène de son passé d'adepte de la capoeira, cet art martial brésilien (dont quelques adeptes s'entrainent à Casablanca ). Léa Albrieux a, quant à elle, rencontré Mohammed Shennawy, l'un des fondateurs et dessinateurs de Tok Tok, le premier fanzine égyptien de bande dessinée destiné aux adultes. Aucun sujet n'est tabou dans Tok Tok. À cette vivante évocation du parcours des bédéistes égyptiens succède un chronique des disques par Meriam Azizi-Zyerman qui a écouté Yasmine Hamdan, Kayhan Kalhor et l'Ensemble Al-Kindi. Le dossier Interdits alimentaires de Moïse au fast-food est plus savant que celui, remarquablement documenté, que nous proposa un numéro récent du mensuel Le Courrier de l'Atlas. François Zabbal, rédacteur en chef de Qantara, fait observer que « dans une France où l'exaltation croissante des produits français n'est pas dépourvue d'ambigüité, le halal est apparu récemment comme une agression insupportable, mais la peur du communautarisme ne doit pas tromper : il s'agit moins d'un repli sur des manières anciennes que du redéploiement dans un espace commun d'identités en constantes redéfinitions les unes par rapport aux autres. C'est ainsi que le Hal'shop promet à sa clientèle d'authentiques produits du terroir ». Jean Soler établit la généalogie de l'interdit du sang et du porc, Mohammed Hocine Benkheira évoque « des lois divines pour affronter l'altérité » tandis qu'Olivier Assouly examine finement « les modernes reliefs du repas religieux ». Anne-Marie Breisebarre réfléchit à ce que représentent depuis une trentaine d'années les voies et les moyens de « manger halal dans la France laïque » tandis que Yacine Essid remarque comment, en France, pour beaucoup de musulmans qui y vivent le « tout halal » tend à devenir un véritable marqueur social, dûment récupéré et entretenu par les multinationales. On est loin du Beyrouth des années soixante-dix où nous dit François Zabbal, « loin des photographes, des iftars offerts par de grands notables sunnites alignaient sans honte les alcools les plus réputés ». Un dernier article, pour la route ? Celui de Pierre-Jérôme Jehel et Jean-Michel Mouton qui nous mène dans la forteresse de Saladin, Sadr, aujourd'hui Qal'at al-gindî. Et l'on se régalera enfin des croquis aquarellés d'Isabelle Vital, son carnet de route au Maroc montrant notamment le village d'Ait Ben Adou, sur la route de Ouarzazate, une aquarelle à base de thé et de safran brûlé !