Comme chaque année dans la petite ville de Lodève, à une trentaine de minutes de route de Montpellier, des poètes de toute la Méditerranée se sont retrouvés pour faire entendre leurs vers aux 7.000 habitants à la rencontre desquels se prouvent les pouvoirs du poème, de la musique, du chant et du conte. Maha Ben Abdelhalim et François Zabbal ont traduit dix-sept des poètes invités à Lodève pour ce Festival des voix de la Méditerranée qui vient d'avoir lieu (du 17 au 25 juillet). Une petite anthologie tantôt roborative tantôt mélancolique est publiée en couverture du numéro 76 de Qantara, le magazine des cultures arabe et méditerranéenne qui paraît chaque trimestre à Paris sous les auspices de l'Institut du monde arabe. On y lit le journaliste et poète égyptien Wael Abdel Fattah qui travaille actuellement à «Déesse de la chasteté : jeux du corps en Egypte», un texte narratif et poétique. Sa «Dresseuse de banlieues» nous met déjà l'eau à la bouche : «Une banlieue mais au centre / vivant entourée d'hommes féroces / Douée pour les apprivoiser / avec son mélange de charme populaire/ et de cette féminité propres aux milieux / oû l'on a peur de se toucher». A Lordève, on n'a pas peur d'être touché par la poésie. Du Palestinien Zuhair Abu Shayeb a ainsi retenti «Dans l'attente de deux mains», un poème dont la version française invite, évidemment, à entendre aussi «Dans l'attente de demain !». Goûtez en ce fragment : «Dans l'attente d'odeurs secrètes / Qui font la terre plus nue / Et humide de rosée / Et charnelle comme le dos d'un cheval./ Dans l'attente de toi / L'espace prend la taille du temps». Ces deux derniers vers ne constituent-ils pas le plus vertigineux des compliments ? «Le poète algérien Omar Azeradj, me raconte François Zabbal, a pleuré en lisant sont texte traduit». Il n'avait jamais entendu dans une autre langue que l'arabe les dix pages remises à Zabbal la veille : poème du retour, après 26 ans d'exil en Angleterre où Azeradj collabore au quotidien Al Arab al-âlamiyya. Lui qui avait écrit : «Le froid seul est autorisé d'éclairer / dans l'exil le gardien des rêves», Lodève lui aura été une fête. On pense à «La Rose de personne» du poète roumain Paul Celan, si comme on l'espère la mémoire ne nous trahit pas, en lisant de Maha Ben Abdeladhim (dont on annonce un essai consacré au poète Lorand Gaspar, qui anima longtemps la revue tunisienne Alif) : «Même un hasard n'oserait / Ajouter la rose aux autres roses». Du Libyen Khalid Darwish, les Lodèviens ont découvert grâce à Maha Ben Abdeladhim «Les Papillons» dont voici la chute : «Les papillons et le vent sont sur la table / A un instant précis le pays s'effondre. «Seul un poète peut faire ainsi abstraction des impératifs rabâchés pour dessiner un espace de désillusion radicale comme on agite en soi les cendres d'un volcan innommé. La poésie se joue des fausses unanimités. Elle sert à nous rappeler que le sentiment personnel peut incliner au désarroi avant de se ressaisir dans un renouvellement des hypothèses. L'imagination des poètes décrit un château de cartes s'effondrant, avant que le jour à venir m'apporte une nouvelle clarté. Samira Negrouche qui vit à Alger et écrit en français (elle a publié «A l'ombre de Grenade», à Toulouse, en 2003) est cette voix qui invite à méditer la présence au monde : «Tu te demandes ce qu'est un lieu à soi / si tu dois te délaver / t'alléger de tes promesses / hier tu voulais savoir si / et voilà que tu ne sais plus pourquoi / il eut fallu s'y jeter sans prévisions». Ceux qui s'attachent à la poésie des lieux plus qu'à la poésie dite ou imprimée seront ravis par le reportage intimiste que Eve Zheim consacre dans le n°76 de «Qantara à Chefchaouen», la ville bleue, excellemment photographiée par Bruno Morandi : «Nichée au cœur du Rif entre les monts Tissouka et Meggou, à 120 km de Tanger et à 64 km de Tétouan, la petite ville de Chefchaouen est un havre de paix, une fleur aux bleus pétales dont on rêve d'effeuiller le secret». Parions que son secret est poésie. D'ailleurs, pour moi, Chefchaouen a le visage du poète de langue arabe Abdelkrim Tabbal qu'il m'est arrivé d'y saluer. Pierre Joris l'a traduit : «Au cinquième bar / une chanson d'amour montait jusqu'à la peur/ La lanterne rouge était le soleil permanent de la nuit».