Né à Mostaganem en 1947, Habib Tengour est devenu, au fur et à mesure que paraissaient ses poèmes et ses romans, l'une des voix les moins convenues de la littérature algérienne de langue française. La preuve nous en fut donnée à nouveau en 2008 avec Le Maître de l'heure et en 2010 avec l'Ancêtre cinéphile (aux éditions de la Différence). Tandis que le souvenir persistait d'un récit touchant et juste Gens de Mosta (Actes Sud /Sindbad, 1997), voici que ce conteur couturé de hantises et capable d'une distanciation discrètement ironique nous revient plus grave avec un recueil d'essais au titre plus tonitruant que les textes très divers qui le composent : Dans le soulèvement Algérie et retours (La Différence, 2012). La stupeur qu'un homme de sa génération est en droit d'éprouver lorsqu'il observe que les drames et les courages du passé n'ont pas empêché des tragédies plus récentes, on la devine d'emblée avec le choix en épigraphe d'une phrase de G.Simmel dans Le problème du temps historique : « La réalité en tant que telle, c'est ce que je dois admettre, à défaut de jamais le comprendre ». La route empruntée, notre auteur dit la prendre « dans le soulèvement parce qu'un jour ou l'autre, il faut se dresser, non pour pleurer quelque empreinte effacée par le vent, mais bien pour ouvrir une brèche à la parole « . Parfois, la parole est d'autant plus juste qu'elle use de l'antiphrase comme on a pu voir récemment avec ce beau film algérien volontaire et loyal : « Normal » de Merzak Allouache où l'on voyait une jeune fille écrire sur un drap blanc Algérien libre et démocratique. Le Raï est perçu par Habib Tengour comme un drame passionnel porteur de jubilation : Ana bhar aliya wa ntiya llâ (Moi c'est foutu mais pas toi...) qui « traduit le cri d'amour et de révolte existentiel d'une jeunesse algérienne paumée, désœuvrée, désintégrée dans un espace urbain interloqué par ses marges ». L'écrivain qui vit et travaille à Paris a un vécu algérien profond et profus. Il raconte sa rencontre avec Abdelkader Alloula, ce directeur de théâtre assassiné dans la décennie sanglante que connut l'Algérie et pour dire la force de l'homme et de l'œuvre, c'est d' » un lion abattu par l'homme » dont il fait l'éloge. Une question taraudait Tengour tandis que des violences sans merci s'abattaient sur la population algérienne qui avait déjà tant souffert : « Est-il dans le destin de l'Algérie de sombrer dans l'horreur ? ».Une furieuse histoire est un des textes marquants parmi les essais qui se suivent et ne ressemblent pas dans cet ouvrage à lire lentement, comme on réfléchit aux choses qui importent. Le regard de Tengour sur les années sanglantes n'était pas prisonnier de la désolation éprouvée. Ainsi pouvait-il écrire alors : « Le chaos dans lequel sombre l'Algérie est terrible et paraît incompréhensible : mais n'est-il pas autre chose que l'obscurité nécessaire à l'oiseau d'Athéna pour prendre son envol ? ». Un tel propos, comment pourrait l'entendre une mère dont l'enfant a été assassiné et qui croise aujourd'hui cet assassin dans les rues ? C'est sur Mostaganem, sa ville natale que l'auteur de Dans le soulèvement Algérie et retours s'exprime de façon inimitable. Il fait entendre la musique de l'attachement et la discordance n'efface rien : « Le matricule de la ville a donné, écrit-il, un dicton nouveau : vingt sept makla wa sket (Vingt-sept bouffe et silence). On ne supporte pas d'y vivre, on dépérit de s'en éloigner ». La solution ? Peut-être réside-t-elle dans ces mots du poète Jean Sénac que cite précisément Tengour : « Avec le temps, le monde, on le porte à l'intérieur de soi. On dispose de très peu de mots pour faire mouche « . Et Tengour de raconter les effets de sidération que produisit le 11 septembre 2001... L'événement, comment un écrivain y répond-il ? Par la preuve que l'événement est une et des personnes. Pas d'événement plus dense, alors, que la rencontre de gens comme ces vieux migrants algériens qui résidaient dans des hôtels du quartier de Belzunce à Marseille. Aussi faisons halte dans le livre si tonique de Michéa Jacobi qui, dix années durant, a rempli un carnet de promenades à Marseille, Le Piéton chronique (Parenthèse, 2011). C'est un livre incroyablement fraternel, où se déploient toutes les couleurs bigarrées de Marseille. On en extraira quelques lignes évoquant Ousmane Sembène, l'écrivain et cinéaste sénégalais mort en 2007 : « Il avait vécu à Marseille, il avait travaillé sur le port. (...) Il avait consacré à notre ville un fameux livre intitulé Le Docker noir « . Un autre jour, Michéa Jacobi avait dessiné, car il dessine aussi bien qu'il raconte un vieux en veste bleue tâchant d'écouter une radio d'Algérie et n'y parvenant pas : « Les bagnoles font trop de bruit. » La littérature, elle, se fait sans bruit et Habib Tengour et Michéa Jacobi en savent quelque chose.