La mise en situation imaginaire d'un dispositif technique – un avion, une centrale nucléaire...- pour simuler un accident, une surcharge, une condition atmosphérique exceptionnelle, permet non seulement des anticipations, mais également une meilleure connaissance du fonctionnement normal des appareils concernés. L'histoire peut à son tour subir de telles simulations. La littérature lui offre cette possibilité. Un siècle après la signature du traité de Fès, un tel exercice ne serait pas vain, pour le Maroc. L'uchronie est un sous genre particulier d'un genre littéraire particulier, la science-fiction. Celle-ci aime multiplier les spéculations sur la réalité, et l'un de ses ancêtres, l'utopie, en proposait une : l'idée d'un espace introuvable, ou se déploie une société improbable, souvent idéale, mais pas toujours. L'uchronie, plus récente, se fonde sur le même ressort, celui d'un temps introuvable ; mais pas improbable, cohérent et conséquent. Le mécanisme est simple : et si un évènement, important ne s'était pas produit ou avait abouti à autre chose : Pavane, de Keith Roberts, imagine le monde après la victoire de l'Espagne catholique sur l'Angleterre d'Elisabeth Ière au XVIe siècle, et Le Maître du haut château, de Philip K. Dick, la victoire des Nazis... Appliquons au Maroc un tel protocole expérimental : et si l'empire chérifien n'avait pas été colonisé ? L'hypothèse n'est pas absurde. 1912 est une date très tardive dans l'histoire coloniale, on parlait déjà de décolonisation, et la première guerre mondiale, qui se déclenche deux ans plus tard, aurait pu tout arrêter. Que serait-il advenue alors du pays ? Se poser cette question, c'est tenter de comprendre l'importance de la présence française dans notre histoire, c'est commencer un premier bilan, c'est repérer les blocages et les noeuds qui datent de cette période. Au lieu de laisser l'imagination gamberger selon un pur principe de plaisir, le mieux, pour ébaucher un Maroc non-colonisé, est de le comparer à d'autres pays similaires, mais non colonisés. Laissons de côté la lointaine Thaïlande, laissons de côté l'Afghanistan, enclavé. Penchons-nous sur le Yémen et l'Ethiopie. Plusieurs aspects sont communs à ces pays et au Maroc : une vieille histoire, forte et cohérente, une géographie duelle, entre une façade maritime largement exposée et des massifs montagneux centraux, et un pouvoir religieux surplombant des tribus et des ethnies multiples. Premier constat : le Yémen, comme l'Ethiopie, n'ont pas été colonisés, mais ils ont perdu leur façade maritime : l'Erythrée, Aden, sont contrôlés par les Européens, pendant que le coeur du pays échappe au colonisateur. Le parallèle avec le Maroc est facile à dresser : dès avant 1912, les plaines atlantiques (Abda, Doukkala, le Gharb) sont branchées sur l'impérialisme occidental. Et comme Aden ou Djibouti, Tanger, Casablanca, Safi, auraient pu jouer les utiles débouchés. Second constat : le pays se divise en deux. Des élites binaires naissent et finissent par s'opposer. Le sud du Yémen rêve de révolution pendant que le nord ressasse les exégèses coraniques d'Al Chaoukani. L'Erythrée s'ouvre à l'urbanisme italien pendant que le coeur Amhara de l'empire d'Ethiopie se replie sur le cérémoniel impérial du Négus. Au Maroc, pas besoin de beaucoup d'imagination pour poursuivre ce que la réalité offre déjà en pointillés : une bourgeoisie naissante sur les plaines atlantiques et les villes maritimes, et un coeur du pays tribal et confrérique, et un rapprochement de plus en plus fort, structurel, entre le pouvoir affaibli et ces forces vives de l'intérieur. Paradoxalement, le Yémen, l'Ethiopie ou l'Afghanisan, ont fini, non pas indépendants, mais mal occidentalisés : les révolutions militaires balayent des dynasties dépassées mais sans réussir à fournir au pays une structure qui puisse cadrer avec un archaïsme endémique. Aucune leçon à tirer de cette fable, sauf peut-être que la colonisation franche a pu, paradoxalement, mieux armer des nations à survivre, que d'autres, contournées par l'histoire universelle-occidentale, puis touchées par elle sous forme de boomerang, plus tard, et peut-être même trop tard.