Il existe une photographie en noir et blanc très célèbre de Diane Arbus où on voit deux petites filles jumelles, vêtues de robes identiques en velours sombre à col blanc, regardant l'objectif fixement, un léger sourire aux lèvres. A priori rien d'anodin couché comme ça sur le papier mais l'image est, à sa vision, vraiment troublante. Elle provoque un malaise certain à partir d'une situation somme toute banale et semble nous dire que l'étrange peut surgir de n'importe où. Ce n'est donc pas étonnant que Stanley Kubrick, des années plus tard, s'en soit inspiré pour donner vie aux jumelles devenues tout aussi célèbres de son unique incursion dans le genre du film d'épouvante, « Shining », réalisé en 1980. Echaudé par l'échec public de « Barry Lyndon » et alors que « L'exorciste », film qu'il a refusé de réaliser est devenu l'un des plus grands succès commerciaux de son époque, Kubrick décide de prendre sa revanche en réalisant ce qu'il espère voir devenir LE film de référence en la matière. A sa sortie, l'accueil critique est mitigé. Le film s'installera plutôt sur la longueur et s'imposera comme une œuvre matricielle dont les trouvailles seront pillées et constitueront l'imagerie de bon nombre de films d'horreur des années 80. Aujourd'hui, plus de trente ans après, « Shining » demeure une vision inspirée de la folie, même si ses mécanismes ont été vus des centaines de fois chez ses plagiaires, au point de les banaliser. « Shining » est l'adaptation à l'écran d'un roman de Stephen King, machine prolifique à succès, auteur de best-sellers ayant fait le tour du monde. King reniera le film, qui a pris beaucoup trop de libertés par rapport à son roman jusqu'à en dévoyer le fond. Jack Torrance, un écrivain en mal d'inspiration, sa femme et son fils s'installent pour l'hiver dans un hôtel désert perdu dans les montagnes. Le jeune garçon, doué de pouvoirs médiumniques, détecte la présence de fantômes dans la résidence, construite sur un cimetière indien et théâtre par le passé d'un drame. Les spectres ne tardent pas à entrer en contact avec Jack, qui va sombrer dans la démence meurtrière. Avec « Shining », Kubrick prouve encore une fois qu'il est un touche à tout de génie qui a su traverser différents âges du cinéma. Ici, il s'empare du genre horrifique pour disséquer en vase clos le couple, la folie et l'impuissance créatrice. Féru d'expérimentation, comme lors de ses tournages précédents qui ont chacun apporté quelque chose de nouveau aux techniques du cinéma, Kubrick va utiliser la steadicam, une caméra qui permet des mouvements extrêmement fluides. « Shining » et la terreur sourde qu'il provoque provient aussi de l'interprétation de Jack Nicholson, toute en excès et en démesure. Nicholson était d'ailleurs le premier et unique choix de Kubrick pour ce rôle. Il le considérait alors comme étant le plus grand acteur hollywoodien de son temps. En exigeant de ses comédiens un jeu outré et grimaçant, Kubrick systématise son travail sur le visage humain transformé en masque et explore les mécanismes de la peur et de la violence. Malgré les visions cauchemardesques qui parsèment le récit et la convocation de folklores ancestraux et modernes du fantastique, Kubrick transcende une nouvelle fois les frontières du cinéma de genre et signe une œuvre cérébrale, effroyablement pessimiste.