Le cinquième roman de Mohamed Nedali, Triste jeunesse, est publié en cette fin d'hiver aux éditions Le Fennec à Casablanca. Depuis Morceaux de choix, les amours d'un apprenti boucher paru en 2003, tous les romans de ce professeur de lycée qui vit et travaille à Tahanaout, à quelques trente kilomètres de Marrakech, sont des lectures indispensables. Cet écrivain marocain de langue française restitue avec finesse et gravité, voire avec humour, les tourments et les tendresses qui secouent ou enchantent de personnages piégés par leurs contradictions, et le lot des contraintes et des injustices. Nedali ne donne pas entièrement raison à Sartre écrivant « l'homme est ce qu'il fait ». Plutôt que responsables de leur destin, les personnages de ses romans nous semblent souvent les témoins stupéfaits de ce qui leur arrive. La force de ce romancier tient à son absence de manichéisme. Quand bien même il lui arrive de dessiner l'aire d'une tragédie, une forme d'engouement pour la vie persiste subrepticement. Triste jeunesse est cependant une sorte de démenti à cette confiance sous-jacente et cependant non-dupe qui permettrait au romancier de Grâce à Jean de la Fontaine (2004), du Bonheur des moineaux (2008) et de La Maison de Cicine (2010) de nous inviter à espérer un autre horizon que celui des catastrophes privées ou collectives. Ce cinquième roman est une tragédie qui nous est racontée comme une énigme insaisissable sur fond d'amour déçu, de jalousie inexpiable et de violence pathologique. Ce qui serait, sous la plume d'un autre, le décalque plus ou moins besogneux, d'un fait divers lu dans les journaux, Nedali le raconte comme de l'intérieur du coupable en nous faisant cheminer dans le labyrinthe des raisons et des causes et là où la déraison menace avant de triompher. On ne chipotera l'écrivain que sur des points de détail. Par exemple, lorsque Saïd Leghchim dit à Houda dont il a été tant épris et dont il se croyait aimé avant qu'elle ne lui préfère leur employeur à tous deux dans un riad marrakchi: « Ouvre donc bien tes portugaises et écoute-moi: tu n'es finalement qu'une sainte-nitouche… ». Un amant fait cocu ne parle pas au Maroc -et sûrement pas plus en France- comme un adolescent dans un cour de récréation. Dire « les portugaises » pour les oreilles, c'est fort daté et l'expression populaire est peu adapté à la situation et à la personnalité du héros du conflit dont Nedali nous conte la descente aux enfers. Houda et Saïd se sont rencontrés à la Faculté des sciences de Marrakech. Le goût de l'étude ne va pas les sauver. Nedali nous raconte l'envahissement de deux individus ordinaires par des sentiments et des ressentiments que rien ne laissait prévoir. Tout l'intérêt de Triste jeunesse tient dans un découpage quasi-cinématographique qui inscrit la fatalité de la jalousie et de la vengeance là où l'on s'attendait à des doutes, à de la désillusion, à du chagrin ou du dépit. L'ambivalence amoureuse est fort bien illustrée par les emballements de Saïd, l'affirmation de sa passion et la tentative infructueuse de s'en libérer par le dédain. On a parfois l'impression que Mohamed Nedali dans Triste jeunesse a tiré un roman d'un scénario écrit au préalable. C'est dire que son cinquième livre est moins ambitieux que les précédents. Focalisé sur des personnages dont on ne découvre pas la famille et les liens antérieurs, Triste Jeunesse braque une lumière inquiète sur l'aveuglement amoureux. Parce que Nedali a de plus en plus de métier, son livre nous tient en haleine de la même façon que les meilleurs romans de Georges Simenon. Comme le maître belge, Nedali- que je préférais en émule de Zola- a le don de plonger dans les abîmes de l'âme humaine en nous rappelant cette pénible évidence: oui, ce cloaque nous ressemble et chaque âme peut être, avoir été ou devenir cette eau boueuse que la littérature s'entête à infiltrer depuis toujours. Si Triste jeunesse retient l'attention, c'est parce que notre écrivain est capable d'une lucidité sans oeillères. Il peint les protagonistes de sa fable noire tantôt dans un lavis, tantôt à la brosse et toujours en se souvenant qu'ils sont nos frères humains … Triste jeunesse est un roman dont l'auteur n'est pas très loin de suggérer que les histoires d'amour tournent mal, en général. Pour se rassurer, on relira le poète E.E Cummings dans 58+58 poèmes (traduit de l'américain par D. Jon Grossman, en 1979, chez Christian Bourgeois) : « je ne crains / nul sort (car c'est toi mon sort, ma douce) je ne convoite / nul monde (car c'est toi belle mon monde, ma vraie)/ et c'est toi qu'une lune a toujours exprimé / et ce qu'un soleil chantera toujours c'est toi »Nedali nous a raconté, fort bien, une histoire d'amour ayant mal tourné. Certains lecteurs en seront choqués au point de préférer à Triste jeunesse telle ou telle histoire d'amour mal racontée mais heureuse, ou ces vers cités du poète américain qui en précèdent d'autres, moins euphoriques.