Pour une fois, écrire une chronique en écoutant chanter celle dont il va être question en même temps que défilent devant mes yeux les photographies des gens et des choses des îles du Cap Vert où naquit Cesaria Evora. Comme toujours, lorsque les mots Cap Vert me viennent à l'esprit ou sous la plume, c'est d'abord à Amilcar Cabral que je songe avant même de revenir à l'enchanteresse Cesaria Evora. C'est qu'Amilcar Cabral, fondateur en 1956 du Parti Africain pour l'Indépendance de la Guinée et du Cap Vert vécut à diverses reprises à Rabat au milieu des années soixante et sa famille résidait dans l'immeuble où logeait la mienne. C'était un voisin admiré et amical et son assassinat à Conakry, le 20 janvier 1973 fut ressenti comme une tragédie. Aussi bien est-ce avec émotion que je lis le passage où Gérard Chaliand l'évoque dans La pointe du couteau (mémoires tome I, Robert Laffont, 2011) : « Amilcar Cabral, tu étais un dirigeant politique remarquable. L'un des rares Africains du XXe siècle qui se soit hissé au rang des grands dirigeants du monde contemporain, si modeste que soit ton pays. Un pays (le Cap-Vert) dont la caractéristique principale n'est ni la corruption ni l'incurie, ce qui, au regard des trois continents que j'ai sillonnés depuis quarante ans, constitue déjà une gageure. (…) j'ai toujours ta photo, grandeur nature, en treillis militaire, collée à l'intérieur de la porte de mon placard, juste pour moi ». cesaria-evora-space Je me souviens avoir accompagné Luis le frère d'Amilcar, et qui fut quelques années plus tard président de la République du Cap-Vert à l'aéroport de Rabat-Salé où nous pensions assister à l'arrivée sur le sol marocain… d'un cosmonaute soviétique qui ne montra pas le bout de son nez ce jour-là. Revenons donc sur terre avec Cap Vert, Sodade de Cabo Verde par Jean Philippe Dugault et Thierry Rambaud (aux éditions ASA, 2000) : l'orthographe de la saudade portugaise est donc simplifiée au Cap Vert mais il reste que le mot, tenu par tous pour intraduisible en français, vient du latin solitate et évoque tout à la fois la solitude et la nostalgie. Cesaria Evora, dont la disparition a provoqué des ondes de chagrin à travers le monde le 17 décembre 2011, continue d'être parmi nous avec ses chansons de « diva aux pieds nus » et ses prouesses vocales de « Miss Perfumado » Elle était de ces artistes qui nouent un lien définitif et intime avec le public. C'est donc en l'écoutant et en songeant à ce qu'eut d'extraordinaire son destin d'orpheline à sept ans d'un père guitariste et violoniste, que l'on suivra Dugault et Rambaud : « Eau de mer, eau douce : dès l'arrivée à l'aéroport, les robinets annoncent la couleur. L'un marqué Agua de mar, l'autre Agua doce. Ici, l'eau est une denrée rare ». L'une des îles du Cap Vert se nomme Sal (qui veut dire Sel). L'eau arrive par bateau…« Dans les îles montagneuses ce sont souvent les mules qui s'enquièrent solitaires de cette mission vitale. Elles descendent vers la ville où l'on s'attachera à emplir les jarres de plastique jaune sur les dos attelés. Puis elles repartiront, le chemin bien en tête, pour rejoindre la maison et abreuver leur naître ». Le texte de Jean-Philippe Dugault est plein de sympathie et d'envolées poétiques empreintes de naïveté. Du moins a-t-il le mérite de l'empathie non feinte et de la remémoration utile et nécessaire : « C'est vers les Antilles, le Brésil ou Cuba que les plus résistants (des esclaves déportés) étaient envoyés user leur vie afin que l'Europe puisse jouir à volonté de senteurs exotiques, de sucre et de café ». Le Cap Vert d'aujourd'hui nous est raconté tel que les habitants le vivent. Ainsi lorsqu'il nous est dit qu' « ici, on a parfois du mal à se nourrir mais même dans les villages les plus reculés on trouve toujours un terrain pour jouer au football ». L'album d'images et de textes Cap Vert-Sodade de Cabo Verde rejoint Cesaria Evora qui chante : Si bo screvé me, m'ta secrevbo (…) Sodade sodade, sodade… Soit, en français : « Si tu m'écris, j'te répondrai/ Si tu m'oublies, je t'oublierai / Jusqu'au jour de ton retour / Nostalgie, nostalgie, nostalgie, de ma terre Sâo Nicolau ». En effet, comme Dugault nous le rappelle « dans la première moitié du XXème siècle, durant les périodes de grande sécheresse qui déciment la population, les Portugais invitent, de gré et souvent de force, les plus pauvres à aller travailler dans les plantations de cacao et de bananes de Sao Tome et Principe… ». Toute possibilité de retour paraissait plus qu'improbable car on les privait de leurs papiers d'identité, d'où la puissante nostalgie de l'île natale que dégage la morna, musique originaire de l'île de Boa Vista dont Dugault précise que c'est un mariage du fado portugais et des différentes influences apportées par les marins de passage… Hélas, l'auteur n'a pu assister au carnaval de Mindelo dont il nous dit seulement qu'« étant donné le sens de la fête et le goût des Cap Verdiens pour la musique, ça doit valoir le voyage ». Les deux-tiers des Cap Verdiens vivent en exil. Cet archipel est plein de gravité et de sourires et l'on se réjouit de savoir que le principal aéroport va porter désormais le nom de Cesaria Evoria, la diva aux pieds nus et au cœur d'or.