Des rencontres et des lectures nous amènent tous, quelquefois, à reconsidérer ce que nous pensions savoir — le peu que nous nous pensions savoir, autrement dit la quasi-ignorance où nous nous maintenions — à propos d'un art dont ne nous étaient connus que de rares spectacles ou performances. Ainsi en est-il pour moi de la danse qu'un roman, Au loin… la danse des femmes (2011) de Laurence Zordan et une rencontre, celle d'Abdeslam Raji, m'invitent soudain à regarder avec des yeux neufs. Je vous avais dit, il y a quelques mois dans une précédente chronique, l'ardente et inquiétante beauté du premier roman de Laurence Zordan Des yeux pour mourir, qui se situait en Afghanistan. Ce livre était paru en 2004 et, sept ans plus tard, la romancière nous revient avec un cinquième livre qui s'ouvre sur un envoi dont on sourirait presque s'il nous venait d'un (e) autre : « Que vienne le jour où mes romans seront dansés ! Ils sont chorégraphie d'une émotion, autant que voix et personnages. Ils sont mouvements autant qu'intrigue. (…)Le poète découvre, sur la page blanche, les pas d'un danseur enfui (…). Une seule arabesque pour dire Envasement… envol… danser sans espoir. » C'est bien l'enjeu des deux romans de Laurence Zordan que j'ai pris le risque de lire, car il faut avouer que la lire, c'est frôler des abîmes. Les derniers mots d'Au loin… la danse sont « apatride dans une flaque de sang ». C'est que Laurence Zordan ne recule devant aucun gouffre. Son art de romancière prétend embrasser toutes les détresses, exprimer toutes les vengeances, toutes les ruptures, tous les ravages subis ou perpétrés. A la fois lyrique, expressionniste et sarcastique, Laurence Zordan donne le sentiment de vraiment tout s'autoriser en composant un roman. Parle-t-elle de la relation fille-mère qu'elle en fait un ravage, et tout autant de la relation d'une femme à son amant. Sur tout cela où il est parlé de danser sans espoir, on comprend que c'est l'invisible qui constitue la texture même sur laquelle Laurence Zordan voudrait inscrire la fable qu'elle nous conte, avec des accents semblables à ceux d'un cri. Elle cite en épigraphe Catherine Pozzi : « Je ne sais pas de qui je suis la proie. Je ne sais pas de qui je suis l'amour. » Une autre phrase de Catherine Pozzi, non choisie par Laurence Zordan, me semble encore mieux adaptée aux héroïnes dont elle retrace le destin. Cette phrase, je l'ai cueillie dans le Journal 1913-1934 (Claire Paulhan éd, 1997) : « Je suis un des points singuliers par où la souffrance de la planète rayonne ». Dans un livre stimulant intitulé Si la danse est une pensée suivi de quelques notules sur la danse contemporaine (Editions du Sandre, 2011), Dominique Noguez écrit : « Chasseur heureux, guerrier vainqueur ou amant fébrile, le premier danseur fut le premier qui piétina, de joie ou d'exaltation, et qui communiqua à d'autres ce besoin de piétiner ». Il affirme plus loin « Comme la littérature est la gloire des mots, la danse est la gloire des gestes, des attitudes ». Rejoignant Mikel Dufrenne et son « La danse n'est rien d'autre que (…) le triomphe de la vie », Noguez écrit de la danse qu'elle est la pensée du corps par le corps. Je suis persuadé que cette définition enchanterait Abdeslam Raji qui fut élève de Maurice Béjart à l'école Mudra de Bruxelles et qui, danseur-chorégraphe aime à se dire chorésophe. Le père d'Abdeslam marié à Zohra Bent Boukhari, fut soudeur à l'arc à Nantes puis à Rennes. Natif de Casablanca, Abdeslam qui appartient à une fratrie de onze enfants arriva en France à 12 ans. L'un de ses frères, Jaafar, a créé une école internationale d'aikido. Abdelslam m'a évoqué des duos avec sabre qui les ont réunis, certes pacifiquement. Abdeslam Raji qui fit des études de comptabilité avant de se passionner pour la danse a un parcours singulier qui l'aura mené, par exemple outre sa participation au spectacle donné au Château de Versailles en 1999, lors de l'année du Maroc en France, à danser devant l'assemblée des évêques à Lourdes ! L'autorisation qu'il reçut de danser dans toutes les cathédrales et églises lui vint suite à une création en hommage à l'islamologue chrétien Louis Massignon. Notre danseur a un ami de trente ans, le poète Serge Pey, avec lequel il a beaucoup œuvré, et qui lui dédie un texte dans le n° 44 de la revue toulousaine Horizons maghrébins. On trouve aussi, dans le très riche sommaire un entretien à propos du matrouz de Simon Elbaz. Celui-ci eut le plaisir, raconte-t-il, de partager une nuit de poésie, halqa-Matrouz. Et une lila ou Nuit Gnaoua en avril 2011 lors d'un hommage marrakchi à Edmond Amran El Maleh. La transe lucide chère à Abdelslam Raji, n'est-ce pas une des voies espérées littérature ?