Peu d'écrivains m'ont autant fasciné que Thomas Bernhard (1931-1989). Ce romancier et dramaturge autrichien n'est comparable à nul autre dans le Panthéon des lettres du XXe siècle par son refus d'obtempérer, c'est-à-dire de plier, de se courber devant un ordre quelconque, son incapacité à pactiser avec l'hypocrisie sociale et la vanité littéraire, son refus viscéral du mensonge à l'égard de soi-même comme des simagrées face à autrui. C'est bien de cela dont il s'agit chez Thomas Bernhard : l'incapacité à faire le singe, tandis que son œuvre brille de tous les feux de la vigilance et de la liberté de nommer en ayant ressenti, pensé, observé. Il m'arriva quelquefois de rendre compte de ses livres, il y a une grosse trentaine d'années, après la lecture émerveillée de Perturbation, de La Plâtrière ou du Neveu de Wittgenstein, tous parus chez Gallimard. Ces livres vous réclament tout entier. On y plonge avec une sourde délectation : quelqu'un parle d'une voix si personnelle, si intacte et en vérité si furieuse que chaque page est comme une nature morte qui s'énerverait jusqu'à vibrer sous le regard ou un autoportrait peint avec une loyauté sans mesure et qui vous exploserait à la figure après vous avoir exposé l'inconvénient éventuel d'être soi. C'est l'Autriche que Thomas Bernhard explorait en chirurgien opérant sans prendre de gants : chaque phrase alors affecte le lecteur et nombre de compatriotes de l'écrivain se considéraient infectés plus encore qu'affectés par le regard sans merci porté sur eux. Lire Mes prix littéraires (Folio n° 5276) est un joyau d'indépendance. Thomas Bernhard avait obtenu en 1970 le Prix Georg- Büchner, la plus importante récompense d'Allemagne fédérale. Auparavant, en 1968 et 1969, il avait reçu, nous dit son éditeur, les deux principaux prix littéraires décernés en Autriche. En vérité, les prix littéraires tels que racontés par Thomas Bernhard agissent en révélateurs et leur remise tient de la bouffonnerie quand ce n'est pas une sorte d'exécution publique du lauréat. Nous avons affaire à un terrassier qui édifie un mo(nu)ment de vérité puisque c'est cela qui intéresse l'écrivain autrichien : la description et le démontage, la révélation au sens chimique du terme de ce qui constitue l'ossature des comportements. Et, d'abord, du sien propre. Il se raconte donc en opposant à l'indifférence ou à l'irrespect, une radicale mise en demeure. Il regarde, il voit, il comprend et il dit. La minutie de ses explications change toute situation en une petite mythologie tout à la fois farceuse et décapante. Voyez d'abord la remise du prix Grillparzer. Un peu plus d'une heure auparavant, Bernhard franchit le seuil de chez Sir Anthony : « Je choisis une cravate, la nouai autour de mon cou et la serrai le plus possible, me contemplai une dernière fois dans la glace, réglai la note et quittai les lieux. Ils avaient emballé mon vieux pantalon et mon pull-over dans un sac portant l'inscription Sir Anthony, et c'est ainsi que je traversai le Kohlmarkt, le sac à la main, pour retrouver ma tante, avec laquelle j'avais rendez-vous au premier étage du restaurant Gerstner, dans la Kärntnerstrasse. Nous comptions nous y restaurer, juste avant la cérémonie, de quelques sandwiches, afin de prévenir tout risque de malaise, voire de syncope, durant son déroulement. » Après la cérémonie, que se passa-t-il ? « En compagnie de ma tante, je passai une journée très agréable, nous ne cessions de rire du fait que chez Sir Anthony ils m'avaient échangé mon costume sans faire d'histoires, alors que je l'avais déjà porté pour la remise du prix. » La situation est moins drôle lorsque Bernhard apprend, en 1967, être lauréat d'un autre prix : « J'étais donc étendu là, exactement comme ceux qui mouraient à mes côtés, avec la même incision biopsique sous le larynx, lorsque j'ai eu la nouvelle qu'on m'avait décerné le prix du Cercle culturel de la fédération de l'industrie allemande, pour reprendre son intitulé exact. » Sa tante avait prêté à l'écrivain les quinze mille shillings nécessaires à son hospitalisation. Vint le jour de la cérémonie protocolaire. Bernhard flâne à travers les rues avec la colauréate. Patatras ! Voilà que Le président Von Bohlen und Halbach monta à la tribune et lut le petit papier suivant : « … et la fédération de l'industrie allemande remet donc ses prix pour l'année mil neuf cent soixante-sept à madame Bernhard et monsieur Borchers ! Un frisson parcourut ma voisine, cela ne m'a pas échappé. Elle avait quand même eu une petite frayeur. » Maints passages de ce recueil de souvenirs sont proprement hilarants. Thomas Bernhard avait le génie de prendre à rebrousse-poil lecteurs et auditeurs. Le moins drôle, mais pas le moins sage se trouve en liminaire de son discours lors de la remise du prix d'Etat autrichien : « Monsieur le ministre, mesdames et messieurs, il n'y rien à célébrer, rien à condamner, rien à dénoncer, mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on songe à la mort. »