En 1516, une grande bataille opposa à Marj Dabeq, au nord de la Syrie, les armées ottomanes du sultan Sélim Ier à celles du Mamelouk Qansuh al Ghoury, sultan du Caire. La victoire sans appel des Ottomans – l'artillerie fit la différence – ouvrit le monde arabe à Istanbul, pour quatre siècles. Cette date est peut-être aussi importante pour l'histoire de l'Islam que l'Hégire du Prophète ou la destruction de Bagdad par les Mongols. Que cet événement ait eu lieu quelque part sur l'actuelle frontière turco-syrienne doit nous interpeller. Car ce lieu fut souvent témoin de telles confrontations cruciales. En 1839, c'est encore sur cette frontière que Ibrahim Pacha, fils du gouverneur d'Egypte Mohammed-Ali, vainquit à Nisibin les armées du sultan ottoman et pensa pour la première fois à un empire arabe détaché d'Istanbul. Les événements tragiques en cours en Syrie dessinent comme une répétition ambiguë de ce jeu qui sans cesse opposa Le Caire à Istanbul. Résumons : la Turquie d'Erdogan s'engage graduellement dans une politique néo-ottomaniste sans complexe ; l'Egypte, en transition démocratique, est en train de récupérer une audience dans le Moyen-Orient inédite depuis Nasser au moins. Tôt ou tard, Ankara et Le Caire se retrouveront et devront discuter de leur double vision du Moyen-Orient ; ces retrouvailles bavardes risquent de se produire quelque part en Syrie, peut-être même aux dépens de la Syrie. Depuis les années 1970, c'est-à-dire depuis exactement le retournement historique auquel procéda Sadate – en realignant son pays sur les Etats-Unis et l'Arabie saoudite – il n'y eut plus comme puissance régionale dans cette partie du monde que deux pays : l'Iran et l'Arabie saoudite. La Turquie était réduite au rôle de porte-avions de l'Otan, et l'Egypte s'habitua à être le bouclier occidental de Riyad. Les pays de la région durent choisir entre l'un ou l'autre hégémon : Riyad ou Téhéran. Seule la Syrie de Assad accumula les deux alliances ; seule l'Irak de Sadam fit la guerre aux deux puissances. Assad assura son pouvoir et fit de Damas un interlocuteur incontournable ; Sadam engagea son pays dans une diagonale du fou dont on connaît l'aboutissement. Or ces deux puissances aujourd'hui sont sur le déclin : l'Iran, dans un monde arabe démocratisé, aura peu d'emprise sur des sociétés majoritairement sunnites et arabes. Quant à l'Arabie saoudite, elle traversera les prochaines années trois caps difficiles, peut-être même meurtriers : le problème insoluble de la succession – insoluble en l'absence d'un coup de force de l'un des princes–, la perte de prestige du wahhabisme, enfin la crise économique du boom démographie joint à l'après-pétrole. La Syrie est faible, on ne le dira jamais assez. En se démocratisant, sa faiblesse ne changera pas, ce qui changera, ce sont les possibilités d'alliance. Il n'y aura plus que deux choix lisibles et acceptables pour le citoyen syrien : l'Egypte ou la Turquie. On pourra ajouter : pourquoi pas l'Egypte et la Turquie ? Pourquoi pas une alliance sunnito-démocratique autour du double pivot que seront Ankara et Le Caire ? Mais si une alliance ou plutôt une indifférence Le Caire-Ankara est possible dans les années à venir, tant qu'entre les deux puissances sunnites, il y aura ce « no man's land » levantin, brouillon, violent, anarchique, dès la stabilité acquise, Damas devra certainement faire un choix, répercutant de nouveau sur sa scène intérieure les dilemmes géostratégiques de la région. Celui des prochaines décennies risque d'être la confrontation de la Turquie avec l'Egypte. On sait le long chemin historique qui devait mener, après bien des déboires, à l'axe Paris-Berlin, condition d'une réelle unité européenne. On sait ce qu'un axe Alger-Rabat a d'utopique aujourd'hui. Un axe Ankara-Le Caire, sans volontarisme de part et d'autre, n'est pas le scénario le plus probable. Et la Syrie, certainement, verra dans la prochaine décennie se reproduire d'autres Marj Dabeq, d'autres Nisibin, entre les deux puissances sunnites montantes, l'anatolienne et la nilotique.