Quand on pense à Ahmad al-Mansour ed-Dahbi, on évoque aussitôt la victoire la bataille de Oued el-Makhzine et le conquérant de l'Afrique subsaharienne au-delà de Tombouctou. On pense aussi à Ksar Badii, joyaux d'architecture marocaine qui rappelle Ksar al-Hamra si bien décrit par Abdelaziz al-Fichtali, historiographe d'al-Mansour. Ensuite, on est plus réducteur en pensant qu'il n'a fait que récolter les retombées du grand séisme international qu'a été la Bataille des Trois Rois où périt le jeune roi portugais Don Sébastien et son armée. Mais qu'a donc fait Ahmad al-Mansour de 1578 à 1603 durant les vingt-cinq années de son règne, soit un quart de siècle ? Dans son ouvrage « le Califat imaginaire d'Ahmad al-Mansour », Nabil Mouline, docteur en histoire, diplômé de l'Institut des Etudes Politiques et chercheur à Sciences Po-Paris, nous en dit plus. Mieux, il est plein d'arguments pour défendre sa thèse selon laquelle les Zaydanides (qu'on a pris l'habitude d'appeler les Saadiens) et surtout Ahmad al-Mansour ed-Dahbi, avaient été à l'origine de la fondation de la monarchie marocaine telle qu'elle s'était préservée jusqu'à nos jours. Une institution efficace à caractère supra-tribal fédérateur facteur d'union dans un contexte de danger permanent d'invasion et de dépendance où se fit sentir le besoin de rassembler toute les forces pour faire front. A l'époque ce fut une innovation par rapport aux héritages almoravides, almohades et mérinides Etats fondés à l'origine sur l'esprit de corps, ‘asabiyya. « …tous les projets qui essayèrent de faire abstraction de l'ascendance sharifienne tels les projets dilla'ite, ‘ayyachide et samlalide auXVIIème bien que reposant sur la ‘asabiyya tribale, la religiosité des détenteurs du pouvoir (tous marabouts) et sur l'idéologie du jihad ne purent concrétiser leurs projets et dominer le pays en entier » Cette institution monarchique, telle que parachevée par Ahmad al-Mansour, reposait sur un projet triptyque qui est en premier lieu de « légitimer le pouvoir à l'intérieur du pays, ensuite échapper à la domination étrangère notamment ottomane et ibérique et enfin mener une politique impérialiste ». Pour le premier volet, il s'agit d'avoir un « dispositif légitimateur dont les principaux supports sont le discours sous ses différentes formes, les insignes du pouvoir et le cérémonial » Dans la même optique, Ahmad al-Mansour va pousser l'audace jusqu'à adapter l'idéologie califale, la monarchie universelle islamique pour mieux contrer l'empire ottoman. On comprend à la lecture que la prétention califale est bien plus une manière de se fonder sa propre légitimité et par là même délégitimer toute entreprise d'occupation ottomane, danger permanent provenant de l'Est du pays. Or, pour parvenir à ses fins, il fallait se parer de l'aura califale qui requiert d'avoir ascendance sharifienne arabe ; ce à quoi le sultan de la Porte Sublime ne saurait prétendre étant turc. De là, il devient inconcevable que le sultan-sharif soit le vassal du souverain de la Porte. L'idélogie califale est surtout une expression imagée extérieure. Du coup, il est fait appel aux regalia. Ainsi, le sultan fait lui-même le prêche du vendredi et guide la prière, n'ayant personne devant lui, porte le costume blanc mansouriyya, selham et turban, frappe la monnaie sekka, institue l'ombrelle au cours de la beya', etc. Par ailleurs, le système de gouvernement est renforcé par une armée moderne portant influences ottomanes et européennes avec plusieurs corps différents, opposés et où il est fait appel aux Andalous et aux renégats, ûluj, ceux-ci jugés plus sûrs, plus fidèles, de ce fait constituant la garde rapprochée et font partie de la maison du sultan. L'auteur affirme qu'al-Mansour était le premier à avoir introduit dans l'armée les abid al-boukhari. En plus de l'institution de l'administration du Makhzen, il y a un système financier centralisé qui fait de Ahmad al-Mansour l'un des souverains réputé les plus riches au point que des souverains européens penseront à lui pour avoir des emprunts. C'est surtout la diplomatie qui surprend par sa dynamique de savoir jouer avec les alliances et les rivalités des uns et des autres pour un pays tampon qui possède une situation géostratégique exceptionnelle avec des puissances en confrontation continuelle, les Ottomans à l'Est, les Ibériques (espagnols et Portugais) au Nord, sans oublier les Hollandais, les Français et les Anglais. Ahmad al-Mansour va jouer sur tous les plans, exploitant les rivalités entre les différents pays européens en conflits, au point de nourrir le rêve de reconquête de l'Espagne catholique avec l'aide des Hollandais, Français et particulièrement les Anglais protestants, surtout que les Morisques opprimés ne cessent d'appeler au secours, tantôt dirigeant leur regard vers le Maroc ou encore vers les Ottomans. L'auteur, à ce propos, cite la découverte d'une lettre d'Ahmad al-Mansour adressé à un marquis espagnol qui aurait promis de lui prêter main forte en cas d'invasion des troupes marocaines de l'Espagne. On n'oublie pas la fuite d'Espagne du Morisque Chihab Hajari, auteur de « Nacer Eddine a'la alqaw lkafirine» qui arrive au Maroc en 1599, à près de dix ans de la date de promulgation de l'édit d'expulsion des Morisques. Il fut bien accueilli par al-Mansour et intégré dans le service des traductions sultaniennes. Pour comprendre la naissance de la dynastie des Sultan-Sahrifs comme on les appelait, il faut se rappeler le contexte de l'époque de leur apparition. Ce fut l'une des périodes les plus troubles de l'histoire du Maroc après la fin de l'Andalus en 1492, le parachèvement de la Reconquista, la chute de l'Etat mérinide en 1465 et la dislocation d'un pouvoir central avec les Wattassides gouvernant uniquement Fès et Salé, le reste du territoire étant entre les mains des seigneurs tribaux, l'expansion de domination ibérique sur le littoral marocain au point que des tronçons entiers du littoral entretiennent des relations de vassalité avec la couronne lusitanienne par le biais de chefs locaux comme Yahya U Taafouft de Safi. Un monde de dépendance et de décadence qui allait susciter la montée en force des zaouiyya, notamment la confrérie jazûlite fondée par Sidi Mohammed Benslimane appelant au jihad contre les Ibériques. C'était une époque sombre apocalyptique, avec aussi des catastrophes naturelles et l'insécurité due aux exactions des hors la loi et où l'on attendait le Mahdi, le libérateur, donc une époque de messianisme par excellence. La dynastie est née du marabout Mohammad Ibn Abderrahman, obscur sharif originaire de Tagmaddart, grand-père d'al-Mansour, dans la province de Draa, « un simple marabout militant pour son idéal comme des dizaine d'autres ». Au début du XVIè, vers 1509 les tribus du Souss lui prêtèrent serment d'allégeance. Ses fils notamment Mohamed Shaykh vont s'illustrer en prônant le jihad contre les Portugais sur le littoral. Ils profiteront de l'aide de la zaouia jazulia avant de lui tourner le dos par la suite. L'historien a su décrire l'intelligence du diplomate Ahmad al-Mansour, sa perspicacité de meneur d'hommes qui a su s'entourer d'une multitude de savants dans tous les domaines, le bâtisseur de Ksar Badii, aussi l'homme de caractère qui peut aller audacieusement au bout de son idée malgré les conseils prudent de ses thuriféraires. Mais le règne de Ahmad al-Mansour ne manqua pas de difficultés. Surtout pour les problèmes de succession et guerres intestines. L'auteur décrit bien les problèmes des princes prétendants à la magistrature suprême ou pouvant l'être d'un moment à l'autre. Pour régner il fallait les supprimer ou leur crever les yeux pour leur ôter ainsi toute légitimité juridique. Un aspect largement évoqué avec maestria dans le chapitre « Un colossal pouvoir au pied d'argile ». A propos du destin shakespearien des princes l'auteur écrit : « …le seul moyen de conserver tous ses privilèges à la mort du Sultan en place et de ne pas le rejoindre très rapidement dans l'au-delà, c'était de devenir soi-même sultan. Ainsi l'ambition politique s'associait dans ce cas-là à un véritable instinct de survie » Et puis cette triste fin d'al-Mansour qui, selon l'auteur, sera tuén, non pas par la peste comme le dit l'histoire officielle, mais par le poison qui lui est administré par son propre fils Zydan pour couper le chemin à son frère al-Ma'moun. Reste à dire que l'héritage d'al-Mansour a laissé quelques textes de l'historiographe Al-Fichtali « Manahil al-Safa » de vrais joyaux dont l'historien se promet de faire une nouvelle édition critique. « Le califat imaginaire d'Ahmad al-Mansour », essai de Nabil Mouline, éditions PUF.