Dans un album fameux de Lucky Luke, « Le juge », Goscinny et Morris nous donnent à voir la « Justice à l'ouest du Peco » : arbitraire, corruption, lynchage et exécution sommaire, en la personne du cabaretier et « juge » Roy Bean. Le Peco est une rivière du Texas. Au milieu du XIXe siècle, elle marquait le début du Far-West, là où la civilisation et la loi s'arrêtent pour céder la place à l'arbitraire du plus fort. Si ce n'était l'humour en moins, et le passage à l'acte en plus, on se croirait de nouveau revenu à l'époque du juge Bean. La tête de Kadhafi a été mise à prix, comme avant lui celle de Sadam Hussein, et comme, avant ce dernier, celle de Ben Laden. Dans les prochains jours, les prochains mois, peut-être dans quelques années, on exhibera la tête déchue et humiliée de Kadhafi. Nous autres hommes du XXIe siècle sommes désormais habitués à ce genre de western. Et là où l'on trouva à juste titre barbare la mise à prix de la vie de Salman Rushdie par Khomeyni, personne ne s'interroge plus sur ces chasses à l'homme, prononcées « du bon côté »… La mise à prix de la vie d'un homme, le fait de rendre « son sang licite » selon l'expression islamique, n'est pas un banal supplétif à la justice mais l'aveu d'une impuissance. Pratiquée dans le Far-West américain, elle faisait partie des caractéristiques du « wild West », là où les règles énoncées par le code civil et les usages urbains ne pouvaient être appliqués. Que de telles pratiques – exécution extra-judiciaire de Ben Laden au Pakistan, il y a quelques mois, mise à prix, donc chasse à l'homme ouverte, de Kadhafi – se renouvellent alors que jamais on n'a autant sanctifié les droits de l'Homme et la régularité des procédures judiciaires, voilà qui soulève deux paradoxes. Le premier tient aux frontières dans lesquelles s'applique cette chasse à l'homme. Mettre la vie d'un homme aux enchères avait pour corollaire la possibilité du reprouvé à trouver refuge dans le « no man's land » de la civilisation : le désert, les territoires indiens, la forêt. La société fondait avec le criminel un nouveau pacte : hors de la civilisation, il redevenait une bête que la justice ne protégeait plus, mais que la nature inhospitalière pouvait éventuellement abriter. Or Kadhafi – comme avant lui Sadam – n'ira ni au Venezuela ni en Russie, il n'y aura pour lui ni Arabie hospitalière ni Charm-El-Cheikh où soulager sa mélancolie du pouvoir. On met aujourd'hui à l'encan la tête de criminels qu'on peut arrêter par un effort qu'on préfère économiser au profit d'une pratique barbare et anachronique. C'est par commodité, non par nécessité, qu'on revient à de telles pratiques. Quant au second paradoxe, il tient aux dictateurs visés. Car nul n'imagine Ben Ali ou Moubarak avec un contrat sur la tête : en effet, ni Moubarak ni Ben Ali n'ont transgressé une certaine frontière. Non pas bien sûr celle des droits de l'Homme ou de la moralité publique la plus basique – ils seront ou ont déjà été jugés pour cela – mais on estime, inconsciemment, que la torture policière, la corruption, mêmes les meurtres d'opposants, sont passibles d'une justice humaine. Qu'ont donc fait les Sadam Hussein, Kadhafi et Ben Laden pour mériter pareille chasse à l'homme? Ici, on est aux frontières de l'interdit imprescriptible et impossible à condamner selon des voies normales. Comme si la mise à mort rituelle, où se mêlent les dollars, la chasse et le sang, peut, seule, ramener l'équilibre rompu par la folie du criminel. Tel est le second paradoxe : pour certains crimes et criminels, l'idéologie des droits de l'Homme garde encore une clause secrète, permettant la loi du talion. Que disent de telles pratiques ? Que la Méditerranée est le nouveau Peco, frontière entre la civilisation et le Far-South ? Ces chasses à l'homme, ces dernières années, ont concerné des hommes issus de ce « Grand Moyen-Orient », symbole d'un certain refus de l'ordre mondial. Si l'on veut que les révolutions de 2011 marquent les retrouvailles entre les sociétés arabo-islamiques et la démocratie globale, encore faut-il que de telles pratiques, aussi efficaces soient-elles, cessent.