Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po (Paris), historien et arabisant et auteur notamment de L'Apocalypse dans l'Islam et de La Véritable histoire d'Al-Qaida, revient sur l'avenir d'Aqmi après la mort de Ben Laden, mais aussi sur la menace que l'organisation terroriste représente dans la région sahélienne et au Maroc. Quelques jours après la libération des deux journalistes français retenus en otage en Afghanistan, où en est-on concernant leurs quatre compatriotes, enlevés le 15 septembre 2010 au Niger, par Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) ? Ce qui s'est passé en Afghanistan n'a rien à voir : c'est un autre temps, un autre contexte, d'autres discussions et surtout Al- Qaida n'avait rien à voir là-dedans. Pour ce qui est d'AQMI et du Niger, on sait deux, trois choses sur cette prise d'otages : elle a été revendiquée par Abdelhamid Abou Zeid, le chef de la katiba qui nomadise dans l'est de la zone sahélienne. Abou Zeid et AQMI ont lié la libération des otages à un retrait des troupes françaises d'Afghanistan. Cette exigence publique a été renouvelée par Ben Laden lui-même à deux reprises. Ben Laden rentrera dans l'histoire comme ayant prononcé son dernier message pour menacer la France le 21 janvier 2011. Tout ce qu'on a eu depuis ce sont des messages posthumes qui peuvent être discutés. Maintenant qu'il est mort, je constate qu'AQMI n'a pas encore prêté allégeance à Al Zawahiri en tant que nouveau chef d'Al-Qaida. On peut être dans la déconnexion. On peut aussi être dans une phase de transition où AQMI va reprendre ses marques par rapport à la nouvelle direction d'Al-Qaida sous l'égide de Zawahiri. La mort de Ben Laden va-t-elle intensifier le phénomène de «guerre des chefs» au sein d'AQMI ? La guerre des chefs, même si elle n'a pas un aspect violent, existe déjà depuis longtemps dans les rangs d'AQMI. J'ai toujours dit que la disparition de Ben Laden encouragerait immanquablement les tendances centrifuges au sein d'Al-Qaida : entre la direction centrale et les différentes branches, d'une part, (Irak, Péninsule arabique, Maghreb Islamique,…), et à l'intérieur de ces différentes branches, d'autre part. Au fond, l'autorité d'Abdelmalek Droukdal (chef d'AQMI, ndlr) sur ses lieutenants de guerre Belmokhtar et Abou Zeid tient beaucoup à sa dimension de représentant de Ben Laden. Cela va peut être continuer, mais je dis juste que ça va être beaucoup plus difficile. «La guerre des chefs, même si elle n'a pas un aspect violent, existe déjà depuis longtemps dans les rangs d'AQMI». L'élément qui jusque-là dissuadait des rivalités ouvertes a disparu. S'il n'y a pas de déclarations publiques de Belmokhtar contre Abou Zeid, cela fait quand même trois ans qu'ils sont en rivalité sérieuse. Ils se sont donné des coups sévères de manière indirecte. Tout va dans le sens d'une accentuation de ces tensions internes et de ces mouvements centrifuges. Quels sont les véritables objectifs d'AQMI ? Combat idéologique ou crapuleux ? AQMI est le cas le plus avancé du « gangstéro-jihadisme». En Kabylie, Droukdal et son équipe dirigeante se financent largement sur l'extorsion et les enlèvements d'Algériens. Il existe quand même une différence entre les lieutenants de l'organisation terroriste. Belmokhtar, surnommé «Mister Marlboro», accorde plus d'importance aux moyens sur les fins, alors que ce serait plutôt l'inverse pour Abou Zeid. Mais en réalité, ce sont tous des délinquants et des trafiquants. Précisons aussi que la dimension idéologique de leur engagement est très limitée car aucun d'entre eux n'a de véritable bagage religieux. Par exemple, Abou Zeid est un contrebandier qui est devenu jihadiste par la suite. Il a gardé des réflexes de contrebandier : rusé, calculateur, il navigue en permanence entres les différentes frontières qui jalonnent le Sahara. L'influence d'Al Qaïda au Sahel Les dirigeants des pays concernés par la menace (Algérie, Mauritanie, Mali, Niger) se sont récemment rencontrés pour mieux coordonner leur lutte antiterroriste. Selon vous, quelle stratégie doivent-ils adopter pour venir à bout d'AQMI ? Je pense que la coordination régionale est la clé. Quand on est face à des groupes qui jouent sur les passages de frontières, sur la contrebande et les trafics, il faut une forte coopération régionale. La semaine dernière, l'armée mauritanienne est intervenue au Mali pour attaquer une base de combattants d'AQMI. Les dirigeants des pays concernés par la menace (Algérie, Mauritanie, Mali, Niger) se sont récemment rencontrés pour mieux coordonner leur lutte antiterroriste. Selon vous, quelle stratégie doivent-ils adopter pour venir à bout d'AQMI ? Je pense que la coordination régionale est la clé. Quand on est face à des groupes qui jouent sur les passages de frontières, sur la contrebande et les trafics, il faut une forte coopération régionale. La semaine dernière, l'armée mauritanienne est intervenue au Mali pour attaquer une base de combattants d'AQMI. «Quand on est face à des groupes qui jouent sur les passages de frontières, sur la contrebande et les trafics, il faut une forte coopération régionale». Cette attaque leur a fait très mal. Avant, ils venaient au Mali pour se réfugier et échapper à ce genre d'assaut. Dorénavant, ils n'y sont plus en sécurité et je pense que ça les déstabilise profondément. Le Maroc est-il dans le viseur d'AQMI ? J'ai été frappé par le fait qu'AQMI ait démenti l'attentat de Marrakech. J'ai tendance à le croire, car généralement ils revendiquent tous leurs actes. Le Maroc est une cible au même titre que l'Algérie ou que la Tunisie. Mais il faut faire la distinction entre les cibles virtuelles et les capacités réelles. Comme son nom l'indique, on a chez AQMI une volonté régionale qui voudrait dépasser la dimension algérienne du GSPC. Ce qu'on a vu, c'est que cette dimension algérienne est restée déterminante. Mais les jihadistes sont fondamentalement des opportunistes, c'est-à-dire que s'ils ont une opportunité sérieuse ils la saisiront. J'ai la conviction que les services marocains sont particulièrement mobilisés pour justement éviter toute opportunité. Cela dit, ça ne veut pas du tout dire que le danger terroriste est écarté. Le drame de Marrakech est là pour nous le rappeler. Propos recueillis par Benjamin Roger