L'attentat de Marrakech a utilisé une technique, des matériaux, et un modus operandi qui rappellent des actes commis ailleurs, en particulier en France et en Angleterre. Reste la grande question du timing. Pourquoi en ce moment ? Le Maroc est une cible depuis toujours pour le terrorisme international. Celui-ci voit d'un très mauvais œil les choix nationaux de l'ouverture, de la démocratie, de la tolérance. Le Maroc ne fait pas non plus mystère de son engagement dans la lutte anti-terroriste. Ce qu'on a appelé "le printemps arabe" est une mauvaise nouvelle pour les Jihadistes. Les régimes "corrompus" sont contestés et tombent par l'action de leurs peuples, et sans que la haine de l'Occident ne soit le réel moteur. C'est une catastrophe, parce que les Jihadistes ne peuvent plus instrumentaliser les frustrations et les sentiments d'humiliation. La démocratisation des sociétés arabes réduit leur champ d'action, en proposant des solutions pacifiques, viables, en lieu et place des chimères régressives faisant de l'Occident, le responsable de tous les malheurs, le mal absolu. Or quel pays symbolise mieux que le Maroc le vent de l'espoir actuel ? Non seulement l'avancée démocratique est pacifique, mais elle se fait à l'intérieur, voire sous la direction du Roi. C'est une perspective qui ne peut que fortement gêner l'agenda des terroristes. Donc, oui, la cible c'est le processus de démocratisation en cours, mais contrairement aux amateurs de la théorie du complot, le mis en cause est le terrorisme international, même si les exécutants peuvent être des nationaux. La meilleure réponse, c'est bien évidement l'approfondissement et l'accélération des réformes. C'est d'ailleurs le sens même du discours officiel. Cela n'empêche pas un débat serein sur la persistance de la pensée de la haine, de la violence, la pensée takrifiste, et sur son encadrement légal, car cette pensée produit les candidats au terrorisme. Les terroristes ont perdu leur pari. Ni les autorités, ni la société civile, ni les populations n'ont cédé à la frilosité. Il n'y a aucun appel à un dispositif sécuritaire ou à l'abandon des réformes démocratiques. Dès lors, le débat sur les racines endogènes de la partie marocaine du terrorisme s'impose, en toute sérénité, mais avec la fermeté d'une société démocratique apte à se défendre. Argana Le café des douleurs Salaheddine Lemaizi Envoyé spécial à Marrakech Place Jamaa Lafna à Marrakech, jeudi 28 avril à 21h. Un drapeau noir flotte sur le minaret de la mosquée des Samarine. La place, la ville et le pays sont en deuil. L'obscurité du terrorisme envahit les lieux. La Place est plongée dans le noir faute de lumières du restaurant à ciel ouvert qu'offre Jamaa Lafna. Ce triste soir, les quelque 200 restaurateurs ont boudé ce lieu mythique, de même que l'ensemble des artistes. La seule attraction des visiteurs pour ce soir ce sont les restes du restaurant-café Argana. Brin de paranoïa Accoudés sur les barrières installées aux alentours d'Argana, les visiteurs constatent l'ampleur des dégâts. Chacun d'eux se rappelle de son dernier passage dans ce célèbre café. Les Marrakchis sont sous le choc. A nos questions, ils répondent par un silence, à quelques exceptions près. «J'ai tout vu, mais j'aurais tant aimé ne pas être là au moment de l'explosion, c'était abominable», raconte un marchand de fruits secs, adjacent à l'Argana. Dans les cafés de la Place, l'ambiance n'est pas meilleure. À chaque fois qu'une personne portant un sac rentre au café Toubkal, les yeux des clients se rivent sur elle. Un brin de paranoïa empoisonne le lieu, le souvenir de l'explosion est encore très vif. Mohamed est serveur dans ce café, la mine basse, il se confie : «c'est le pire jour de ma vie. J'ai vu des corps déchiquetés, des membres humains éparpillés et du sang qui gicle partout. C'est horrible. Mais on n'a pas trop le choix, on doit vivre et servir les clients». Au même moment et à l'autre bout de Marrakech, au quartier de Soukouma à la périphérie Sud de la ville, la famille Bouzidi vient d'apprendre que son fils Yassine est décédé suite à l'explosion. Ce jeune homme de 32 ans travaillait comme serveur à Argana depuis six mois. Il est le père de Yasmine, huit ans, et l'époux de Leila, enceinte de quatre mois de leur deuxième enfant. «Depuis ce matin, personne ne nous donne d'information sur le sort de notre enfant. Nous n'avons appris la nouvelle qu'à travers la télé», s'indigne le père de Yassine. Le dernier café Ce jeune homme, originaire de Ouarzazate, avait passé sa dernière nuit entouré de sa famille. «Yassine était triste et il se plaignait de la surcharge de travail. Je lui ai conseillé de prendre un congé», raconte son père. Meurtrie par la mort de son fils, la maman est effondrée. «Il m'a promis de venir me voir dès qu'il termine son travail. Il ne viendra plus», lance consternée la mère de Yassine. Son épouse est irréconciliable. «Ce matin, c'est moi qui ai insisté pour qu'il parte au travail. C'est ma faute s'il n'est plus à mes côtés», se reproche-t-elle. Ce matin à 6h, Yassine quitte son modeste domicile. Sa demeure est composée d'une chambre située dans la terrasse d'une des barres de béton de ce quartier populaire. Les meubles de cet espace exigu se réduisent à un matelas, deux banquettes, un placard et une télé. Yassine traverse la moitié de la ville pour rejoindre son travail. Il est le premier sur place. Après plusieurs expériences professionnelles dans sa région natale, il trouve refuge dans la ville ocre. Son salaire de 2200 DH, lui offrait une «stabilité». «La journée était normale. A quelques minutes de l'explosion, les clients n'étaient pas nombreux. Soixante clients se trouvaient dans les trois étages du café», se remémore Driss, serveur également à Argana. Et d'ajouter: «si le terroriste avait déposé sa bombe une heure plus tard, le bilan du carnage aurait été plus lourd. Le restaurant reçoit jusqu'à 120 personne pour le déjeuner». Parmi les clients se trouve un trio de cyclistes hollandais venu faire des excursions dans le Haut Atlas. Avant d'entamer leur première randonnée, ces sportifs décident de s'offrir un moment de repos. Pour deux d'entre eux, ce sera le dernier. De même pour Camille, 10 ans, originaire de la région des Gravelines au Nord français. Cette fillette est venue en vacances avec ses parents, son frère âgé de 13 ans et sa tante. Massoud et Michal Weizman Zikri, un couple maroco-canadien se trouve également dans le café. Massoud venait de fêter ses 32 ans la veille. Son épouse Michal avait 30 ans, elle était enceinte de quatre mois. «Je lui ai parlé quelques jours avant son décès. Elle m'avait demandé de lui préparer des «Mssakhan» (repas traditionnel marocain)», se rappelle, émue, Leila, une voisine du jeune couple. Il était en visite familiale au Maroc pour la fête de Pessa'h (l'une des trois fêtes de pèlerinage du judaïsme), leur fils de trois ans est resté chez ses grands-parents paternels vivant à Casablanca. Ahmed Mounir, la troisième victime marocaine de cet acte terroriste, est instituteur à la retraite. Avant de quitter la ville ocre, il voulait admirer Jamaa Lafna une dernière fois avant son retour à Casablanca, qu'il devait regagner par le train de 15.00. Le «destin» en aura décidé autrement. À 11h50, le 1er étage de l'Argana est soufflé par une explosion, «Yassine était très proche de l'épicentre de l'explosion. Moi j'étais au rez-de-chaussée. Une partie du plafond m'est tombée sur la tête. Le décor est devenu chaotique», décrit Driss. À ce moment là, le corps de Yassine est décapité. Le visage brûlé, il décède sur place. «Au moment de l'identification du corps à la morgue, il était relativement reconnaissable. Le haut de son corps était encore intact, il portait encore son uniforme de travail. Son nœud papillon était toujours à sa place», décrit Touhami, le grand frère de la victime. La mort dans l'âme, la famille est résignée, elle tente de passer une première nuit sans Yassine, en attendant de lui rendre une ultime «visite». Des blessés (très) graves Vendredi 29 avril. Un nouveau jour se lève, sans convictions. La peur s'est installée. Peur pour les Marocains, pour les touristes et le tourisme. Yassir Znagui, ministre du Tourisme et de l'artisanat, et Abdelhamid Addou, DG de l'Office national marocain du tourisme (ONMT), sont parmi les premiers officiels à se rendre au chevet des onze victimes gravement blessées dans l'attentat d'Argana. Après un bref passage par le service réanimation du Centre hospitalier universitaire (CHU) Ibn Toufail à Marrakech, les responsables quittent les lieux en observant un mutisme gêné. La «Réa» du CHU est sous haute surveillance. Des agents de sécurité et de la police sont postés à l'entrée du service, ils interdisent à quiconque d'y accéder. Après deux heures d'attente, la presse nationale et internationale, présentes depuis le matin, se ruent sur le Dr. Hicham Nejmi, chef du service des urgences au CHU, pour s'informer sur l'état de santé des blessés. Bilan : les neuf blessés graves souffrent de lésions, de brûlures ou d'amputations, huit sont des Français dont les autres membres de la famille de Camille, ainsi que le jeune cycliste hollandais. Mark Winkel. Le consul général des Pays-Bas au Maroc nous confirme la gravité des blessures: «Nos ressortissants étaient très proches du centre de l'explosion. Le survivant a des membres arrachés et il a reçu des clous dans le visage». Même le corps médical a été pris de cours par l'ampleur du drame. Dr. Samira Sourrour est médecin réanimateur depuis cinq ans au CHU. «C'était en même temps dur et impressionnant de voir des corps humains dans un tel état. Les amputations concernaient les membres inférieurs et l'abdomen. «Après ce drame, certains sont rassurés et ont même gardé le moral. D'autres sont traumatisés et seront ravis de rentrer chez eux le plutôt possible», annonce Dr. H. Nejmi. L'impossible adieu Troisième lieu dans ce pèlerinage funèbre, la morgue municipale de Marrakech. Autour de ce petit édifice se rassemblent les familles des deux victimes marocaines qui attendent de recevoir les corps. Les médias sont également présents, à la recherche de scoop. L'arrivée de la police scientifique marocaine et espagnole ou des responsables d'Interpol brise la torpeur qui gagne l'entrée des lieux. Assises par terre, les familles attendent depuis ce matin, sans nouvelles. Nulle trace du comité de soutien psychologique pour les victimes et leur famille. «On pense avoir le corps aujourd'hui pour l'enterrer à la prière d'al Asr (après-midi)», espère Touhami, frère de Yassine. Après une attente qui a duré une journée, les responsables informent la famille Bouzidi que l'enterrement se fera le samedi 30 avril et que le cercueil sera livré à la famille fermé et qu'il leur sera interdit de l'ouvrir. «On ne peut rien y faire. Yassine ne nous appartient plus. C'est le martyr de tous les Marocains et c'est l'Etat qui en dispose», lance, résigné, Touhami Bouzidi. L'enterrement des deux Marocains a lieu le 30 avril à Marrakech et à Casablanca. Les familles tentent de faire leur deuil et de survivre. L'enquête peut commencer... Al-Qaida Quel avenir pour Aqmi ? mireille duteil Pour les Maghrébins et les Sahéliens, la question se pose : la disparition d'Oussama Ben Laden va-t-elle affaiblir AQMI (Al Qaida au Maghreb islamique) et plus généralement l'ensemble des mouvements qui se revendiquent d'Al-Qaida ? Nul ne peut réellement prévoir les évènements des prochaines semaines au sein de la mouvance terroriste internationale. Mais la mort de Ben Laden, après plus de dix ans d'une longue traque menée par les Etats-Unis, change la donne. Al-Qaida était une organisation non-pyramidale mais hiérarchisée. Oussama Ben Laden, le Saoudien, en était le fondateur et le chef incontesté. Excellent connaisseur de la mouvance qaidiste et auteur de «La véritable histoire d'Al-Qaida», l'universitaire Jean-Pierre Filliu estime qu'il inspirait lui-même directement ses partisans à travers des messages remis par des coursiers ou par Internet. Faute d'avoir désigné un successeur, Oussama Ben Laden laisse Al-Qaida orpheline. Or pour garder son aura auprès de ses adeptes et conserver sa capacité d'action, la mouvance terroriste doit se trouver rapidement un nouveau chef. Sinon, ses filiales, en particulier Aqmi et Aqpa (Al-Qaida dans la péninsule arabique), les deux plus importantes du mouvement, privées de leur mentor, vont perdre de leur importance. La mort de Ben Laden est une «catastrophe» déclarait au Yémen, quelques heures après l'opération américaine, un responsable d'Al-Qaida dans la péninsule arabique. Il savait, comme le savent les combattants d'Aqmi, qu'ils venaient de perdre leur «valeur ajouté». C'est parce qu'ils avaient été adoubés par Ben Laden que, Aqmi d'un côté, Aqpa de l'autre, recrutaient facilement des jeunes rêvant d'instaurer le califat, de Casablanca à Kaboul. Désormais au Yémen, fief d'Aqpa, la plus audacieuse des succursales d'Al-Qaida risque de n'être plus considérée que comme une bande armée grosse de 200 à 300 hommes dans un pays où les milices sont pléthore et surarmées. Au Sahel et au Maghreb, Aqmi pourra toujours enlever les touristes pour en tirer des rançons qui lui permettront d'acheter des armes, des véhicules et du matériel de transmission pour survivre dans le désert. Elle redeviendra ce mouvement terroriste algérien, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), qui avait demandé en 2006 à bénéficier du parapluie et du nom d'Al-Qaida, pour redorer le blason d'un mouvement algérien en perte de vitesse. Est-ce à dire pour autant que Aqmi ou Aqpa auront perdu leur capacité de nuisance ? Certes non. Surtout à court terme. Mardi, Soumeylou Boubeye Maïga, ministre des Affaires étrangères malien, craignait même que la mort de Ben Laden n'entraîne un «risque de fuite en avant et de radicalisation» d'Aqmi. De son côté, le numéro un du principal parti islamiste mauritanien estime, lui, que la mort violente du patron d'Al-Qaida va même susciter une vague d'adhésions à Aqmi. Le plus grand risque est probablement ailleurs. Al-Qaida se cherche un nouveau chef. Aqmi et surtout Aqpa, dont les responsables sont saoudiens et yéménites, risquent de vouloir organiser des attentats spectaculaires pour s'assurer le nouveau leadership de la mouvance terroriste mondiale. Ils risquent de ne pas avoir les moyens de sévir longtemps, mais ils peuvent faire très mal. La piste allemande HAKIM ARIF Le terroriste qui a fait exploser le café Argana de Marrakech a commis son acte à visage découvert, ce qui a permis d'établir son portrait-robot. Les investigations, lancées juste après l'acte, ont permis d'arrêter jusqu'ici 3 suspects. S'il s'avère qu'ils ont de près ou de loin participé au crime, il y a de fortes chances que leur interrogatoire conduise à l'acteur physique et aux cerveaux de l'opération. Le dernier suspect a été arrêté à l'aéroport Marrakech Ménara alors qu'il s'apprêtait à quitter le territoire vers l'Italie. Il n'a que 23 ans. Selon des sources dignes de foi, l'un des deux premiers suspects est originaire de Casablanca. A ce stade des investigations, il est impossible de savoir qui est derrière l'opération qui a endeuillé Marrakech et plusieurs capitales européennes. Est-ce une innocente coïncidence ? Au lendemain de l'attentat assassin de Jamaa Lefna, les autorités allemandes ont démantelé une cellule terroriste disposant d'un stock impressionnant d'explosifs. Le chef de ce groupe est un Marocain de 29 ans répondant au nom d'Abdelakrim El K. Selon le procureur général fédéral d'Allemagne, cet homme est soupçonné par les autorités d'avoir pris des directives de la part d'un membre dirigeant d'Al Qaïda pour perpétrer un attentat en Allemagne. Le mode opératoire était déjà désigné, l'explosif. Les investigations ont pu déterminer qu'Abdelkrim avait des connexions au Maroc, en Autriche, au Kosovo et en Iran, a précisé Jörg Ziercke, le président de la police fédérale allemande. Le trio allait rapidement se former. Et c'est Abdelakrim qui en a eu l'initiative, en recrutant un autre Marocain et un Irano-Allemand. L'opération policière a avorté leur entreprise terroriste à Bochum et Düsseldorf alors qu'ils finalisaient leur plan élaboré et lancé en décembre 2010. Ne sachant pas qu'ils étaient sur écoute téléphonique, les services allemands ayant été avertis par leurs homologues américains, les trois complices ne s'encombraient pas de précautions. C'est ainsi que la police a pu savoir que Düsseldorf serait la ville de l'attentat. Sans plus, puisque la cible exacte restait encore à déterminer. La police croit savoir qu'ils visaient soit un autobus soit un arrêt de bus. Par ailleurs, le suivi de leur activité sur Internet a permis de savoir qu'ils s'étaient bien informés sur la fabrication d'explosifs et de détonateurs. Selon le procureur général fédéral, ils ont aussi collecté les renseignements utiles à leur entreprise, tels que les dispositifs de sécurité mis en place dans les aéroports, les gares et certains lieux publics. Avançant dans leur programme, ils ont cherché à se procurer de l'acétone, substance utilisée dans la préparation des explosifs. Quel lien avec Marrakech ? L'image se précise de plus en plus, bien que pour le moment, les informations directes ne soient pas encore disponibles. Toutefois, une chose et certaine. Les terroristes de Dusseldorf se sont bien réjouis de l'attentat de Marrakech ont révélé les écoutes. C'est d'ailleurs ce qui a poussé les autorités allemandes à prendre l'initiative d'arrêter les suspects immédiatement après l'explosion d'Argana. En fait, la police comptait poursuivre la surveillance puisqu'elle croyait qu'il y avait encore d'autres complices encore cachés. Jörg Ziercke a précisé qu'ils devaient être «au moins sept ou huit». La police craignait en fait que l'acte de Marrakech stimule le trio surveillé. Selon certaines sources, au moins un des trois hommes arrêtés est un spécialiste des explosifs et il aurait effectué un voyage au Maroc pour former des terroristes sur les techniques qu'il maîtrise. Al Qaïda au Maghreb islamique Retour à la cible Maroc karim rachad Plus d'une semaine après l'attentat terroriste qui a ensanglanté la ville de Marrakech le jeudi 28 avril 2011, faisant 16 morts (dont 13 étrangers) et 21 blessés dans l'explosion du café Argana, place Jamaâ Lefna, les regards se dirigent de plus en plus vers l'organisation Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) comme le très probable fomentateur de cet acte terroriste. Enquête et suspicions Même si la branche maghrébine de la nébuleuse d'Oussama Ben Laden (abattu pour rappel le lundi 2 mai 2011 dans la banlieue d'Islamabad par un commando spécial de l'armée américaine) n'a pas revendiqué cette attaque sanglante perpétrée au cœur du Marrakech touristique, de nombreux éléments tendent à accréditer la thèse d'un attentat signé AQMI. Du côté des officiels du pays déjà. Dans sa dernière déclaration publique, Khalid Naciri, ministre de la Communication, a affirmé que les autorités marocaines pensaient «raisonnablement» à Al Qaïda, adepte de ce «genre d'opérations de terrorisme particulièrement meurtrier». «Nous sommes toujours sur la piste annoncée, qui évoquait des accointances avec Al Qaïda. Les éléments d'investigation et de sécurité nous permettent de dire ça. Je me fonde sur les éclairages donnés par le ministre de l'Intérieur, en évoquant l'utilisation de l'explosion à distance et de l'explosif», a ainsi confié le porte-parole du gouvernement. En effet, Taïeb Cherkaoui a déclaré devant la presse puis le Parlement que la manière dont cet acte a été exécuté rappelait le mode opératoire «utilisé d'habitude par l'organisation Al-Qaïda». La France visée ? En l'occurrence, le recours à une bombe artisanale, composée de nitrate d'ammonium, de clous (retrouvés dans les corps des victimes) et d'explosifs TATP, particulièrement appréciés par les cellules jihadistes. La piste d'AQMI est d'autant plus crédible que contrairement aux précédentes attaques terroristes sur le sol marocain en mai 2003 et en avril 2007, commises par des kamikazes ceinturés d'explosifs, l'attentat du 28 avril 2011 a été perpétré via une bombe activée à distance. Une méthode plus «sophistiquée» impliquant une opération groupée plutôt qu'un acte esseulé, et que semblent désormais privilégier des «Aqmistes» de plus en plus adroits dans le maniement d'explosifs. Sans oublier le choix du café Argana, une cible «parfaite» aux yeux des réseaux islamistes extrémistes de par sa situation dans la place mythique de Jamaa Lefna, sa fréquentation cosmopolite et son affluence, l'une des plus fortes de la cité ocre. Les mêmes suspicions sont partagées par Paris, qui a perdu 8 de ses ressortissants dans ce dramatique évènement, et envoyé ses policiers investiguer sur place aux côtés de leurs homologues marocains. Le ministre de l'Intérieur français, Claude Guéant, a toutefois souligné que rien ne prouvait que les intérêts français au Maroc fussent explicitement visés par cet attentat, Marrakech étant une destination très prisée par les touristes hexagonaux. Propagande et vidéos Dans les heures qui ont suivi l'attaque du café Argana, nombre de médias évoqueront une vidéo de l'organisation terroriste précitée, diffusée sur Youtube trois jours avant l'attentat, soit le 25 avril 2011. Une vidéo qui montrait quatre jeunes jihadistes armés et un autre cagoulé, présenté comme Abou Abderrahmane Al Maghribi (Abou Abderrahmane le Marocain) menaçant clairement de représailles les autorités du Royaume, qu'il accusait de maltraitance envers «les croyants emprisonnés dans les geôles du pays», en référence visiblement aux détenus salafistes. Mais cet enregistrement sera expertisé par Anne Giudicelli, consultante sur le terrorisme en Afrique et au Moyen-Orient (source : Agence France Press), comme une vidéo propagandiste d'AQMI datant de mai 2007. Une estimation d'autant plus vraisemblable que moins de 2 semaines auparavant, le 14 avril 2011, 95 détenus islamistes ont bénéficié d'une grâce royale. Néanmoins, le fait que la date de cette vidéo soit contestée, n'affecte en rien l'actualité de la menace terroriste pesant sur le Maroc et ses voisins du Sud et de l'Est depuis que l'ex Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) a décidé de faire du Sahel sa base arrière et son terrain de guerre de prédilection. AQMI, 17 ans de sale guerre contre le Maroc Mais pourquoi Marrakech ? Pour ébranler le cœur du Maroc touristique, déjà fragilisé par la conjoncture internationale, en faisant couler le sang de vacanciers «mécréants» et de Marocains «apostats»? Pourquoi ce timing ? Pour saper le nouveau «pacte du 9 mars» entre le peuple marocain et son Roi, contesté dans sa légitimité de Commandeur des Croyants par l'organisation extrémiste? Une chose est sûre en tout cas: avec l'attaque du café Argana, le terrorisme islamiste a signé un retour sanglant dans la ville rouge, épargnée depuis l'attaque contre l'hôtel Atlas Asni le 24 août 1994 (2 tués, espagnols). AQMI paraît en outre vouloir montrer par ce nouvel acte abominable que sa force de frappe est toujours intacte depuis les tristement célèbres 16 mai 2003 (5 attentats-suicides, 45 morts, dont 12 kamikazes) et avril 2007 (7 morts, dont 6 kamikazes). Depuis, 4 années se sont écoulées, durant lesquelles ont été démantelées par les autorités marocaines de nombreuses cellules terroristes. Dernier fait en date, l'arrestation, le 5 janvier 2011, de 27 personnes dont un membre actif d'AQMI, un Marocain formé dans un camp de la même organisation au nord du Mali. Ladite cellule s'apprêtait à commettre des attaques terroristes sur le sol marocain et ailleurs, à l'aide d'armes (entre autres: une trentaine de kalachnikovs, trois mitrailleuses et quatre lance-roquettes) qui seront découvertes par les autorités dans des caches au village d'Amgala, en plein Sahara. A l'heure où nous mettons sous presse, les portraits-robots de deux suspects potentiels dans l'attentat de Jamaa Lefna seraient en cours d'établissement, suite aux témoignages collectés par les enquêteurs. Le premier suspect, un homme muni de deux gros sacs et qui se trouvait sur la terrasse du café Argana quelques instants avant l'explosion, a été remarqué par un jeune couple hollandais. Le second suspect a quant à lui été repéré par des témoins oculaires à l'extérieur du restaurant, de par son comportement décrit comme agité. Les limiers marocains sont aidés dans leurs investigations, entre autres, par dix policiers français. Ben Laden tué par Obama et la jeunesse arabe José Garçon On peut parfois mourir deux fois. C'est ce qui est arrivé à Oussama Ben Laden, icône du djihadisme mondialisé et leader de la première (et espérons dernière) organisation terroriste à vocation planétaire. Début 2011, les révoltes arabes avaient déjà fait de lui un mort vivant. De Tunis à Rabat, de Damas à Aden en passant par Benghazi, les foules qui sont descendues dans les rues l'ont fait pacifiquement au nom de la démocratie, des libertés et du droit des femmes, sans que transparaisse une tentation intégriste ou une haine de l'Occident. L'exact contraire de l'obscurantisme moyenâgeux, meurtrier et totalitaire que prônait le fondateur d'Al Qaida. Autant dire que cette aspiration de la jeunesse arabe et la volonté, en tout cas affichée, des islamistes politiques de la région à s'ouvrir sur le monde ont fini de l'isoler en anéantissant son fantasme mortifère de rétablir un califat islamique sur l'ensemble de la oumma. Ce n'était pas le premier coup encaissé par Ben Laden. Car bien avant les révoltes arabes, le refus catégorique des Palestiniens, Hamas compris, de toute intervention de groupes djihadistes en Palestine aurait dû le priver de toute légitimité à parler au nom de la «cause arabe». Bush l'a rêvé, Obama l'a fait La mort définitive et bien réelle de l'homme le plus recherché de la planète est quant à elle survenue dans la nuit du 2 mai dans un bâtiment ultra sécurisé d'Abbottabad, une petite ville pakistanaise chic, à 60 km d'Islamabad, près de laquelle se trouvent les meilleures écoles militaires du Pakistan. Bush l'avait rêvé. Dix ans après le 11 septembre - 3000 morts et plus de 6000 mille blessés à New-York et Washington - Obama a réussi. «Justice est faite», a-t-il dit sobrement en annonçant la mort de l'instigateur de ces attentats dans l'opération Jeronimo. En une quarantaine de minutes, soixante dix-neuf hommes du JSOC, les commandos des forces spéciales américaines, ont investi la bâtisse et tué l'homme qui, par communiqué, avait «déclaré le djihad contre l'Amérique» en 1996. Apparemment, les services secrets américains avaient reçu il y a neuf mois une information de l'ISI, leurs homologues pakistanais, concernant la localisation de Ben Laden. Ce qui illustre bien les ambiguïtés de l'ISI à l'égard d'Al Qaida dont le chef n'aurait jamais pu survivre aussi longtemps sans complicités au sein de «services» pakistanais qui combattent son organisation… tout en l'aidant! Reste que la mort de Ben Laden est avant tout le résultat du travail quotidien, quasi obsessionnel d'une CIA qui voulait sa peau. Les Américains l'ont-ils tué sciemment? Si toutes les déclarations du chef terroriste attestent qu'il ne se serait jamais laissé prendre vivant et si la thèse officielle américaine affirme qu'il est mort dans un échange de tirs où il «se servait d'une femme comme bouclier humain», il est évident que Washington préférait un Ben Laden mort à un prisonnier encombrant et impossible à juger sauf à lui offrir une formidable tribune… La volonté des Américains d'empêcher que sa sépulture devienne un lieu de pèlerinage explique sans doute par ailleurs la sidérante bêtise qui leur a fait expliquer que l'immersion de son corps en haute mer – une tradition des marins - obéissait au «rite funéraire musulman» ! Al Qaida a perdu la bataille idéologique La mort de l'apôtre de la violence aveugle constitue, quoi qu'il en soit, une victoire pour Obama qui a gagné ses galons de commandant en chef, lui qui se voyait critiqué pour sa (supposée) «mollesse» face au terrorisme et son «incapacité» à décider. Nul doute que le président américain a ainsi fait un grand pas vers sa réélection. Mais au-delà de ces considérations, la réussite de l'opération Jeronimo montre que la stratégie de la «frappe chirurgicale» est plus efficace que «la guerre globale contre le terrorisme» et les gros déploiements militaires chers à George Bush qui ont abouti à l'enlisement américain en Afghanistan. C'est aussi un succès pour le nouveau chef de la CIA, le général Pétraeus et son prédécesseur actuellement secrétaire à la Défense, Leon Panetta. Pour autant la disparition d'une figure charismatique qui restait source d'inspiration et de légitimation ne signifie pas, loin de là, la fin des attentats. Certes le «noyau dur» d'Al Qaida aura grand mal à se remettre de la disparition de son fondateur. Car comme le rappelle un spécialiste du djihadisme Jean-Pierre Filiu, «l'adhésion à Al Qaida s'opérait sur la base d'une allégeance personnelle et absolue à Ben Laden, aucun mécanisme de succession n'était prévu et son adjoint, l'idéologue égyptien Ayman Al-Zawahiri n'a pas la capacité de s'imposer sur un mode comparable». L'impunité n'est jamais garantie On peut penser dans ces conditions qu'Al Qaida va connaître de sérieuses turbulences entre ses différentes branches : pakistanaise - et donc loin des réalités arabes -, irakienne et yéméno-saoudienne. Or la survie de l'organisation est totalement liée au maintien de sa cohésion et à sa capacité de se donner un chef légitime. Faute de quoi, le noyau central d'Al Qaida risque de devenir lui aussi une nébuleuse sans coordination et, tout aussi important, sans financements. Tout indique que ses chefs feront tout pour éviter un tel scenario, eux qui ont déjà perdu la bataille idéologique en n'étant plus en phase avec les revendications des peuples arabes qui savent en outre que Al Qaida a tué plus de musulmans, notamment en Irak, que les récentes interventions américaines dans la région. Même si la mort de Ben Laden a aussi forte valeur pédagogique - montrer que l'impunité n'est jamais garantie - l'affaiblissement d'Al Qaida n'ira pas de pair avec un essoufflement du terrorisme. Depuis longtemps en effet, l'organisation n'était plus structurée et Ben Laden ne commandait plus à cette multinationale du crime et de la violence. Celle-ci était devenue une nébuleuse, une sorte de franchise utilisée par des groupes ayant une large autonomie sur le terrain. Les liens avec les talibans afghans s'étaient aussi distendus, ces derniers ayant un agenda «local» propre, comme d'ailleurs les chebab somaliens. Le terreau du terrorisme perdure Tout cela n'empêche pas que des groupes autonomes continueront à exister sur le terrain. Il est en outre «presque certain», comme l'a affirmé la CIA, que nombre d'entre eux «voudront venger» Ben Laden. Mais surtout, le terreau perdure qui a permis de prospérer à un chef terroriste né dans le privilège d'une famille saoudienne riche et puissante et aux djihadistes: désespérance économique et sociale, injustices et inégalités trop flagrantes, humiliations des populations par les méthodes de la lutte anti-terroriste et conflit palestinien… Reste que la disparition de Ben Laden ferme une ère qui a commencé avec le 11 septembre. Cela devrait permettre à terme aux Américains de se désengager plus facilement militairement de la région, laissant le champ libre aux révoltes arabes pour se développer sans être parasitées par la présence américaine. Quitte à ce que des lambeaux du djihadisme terroriste deviennent une menace marginale qu'il faudra bien gérer.