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Réforme constitutionnelle au Maroc Le vrai débat réformiste
Du pouvoir constituant dérivé
Publié dans Le Soir Echos le 18 - 04 - 2011

A l'origine était la poule ou l'œuf ? Questionnement par l'absurde qui présuppose que la question du pouvoir constituant est aujourd'hui purement formelle, dans la mesure où ce qui est à l'ordre du jour c'est l'initiative de la révision plutôt que l'essence de la création de la loi fondamentale de et dans l'Etat. Car, à moins d'un bouleversement fondamental dans la structure du pouvoir et de ses fondements, donc un déséquilibre global de l'Etat et des institutions y afférentes, la question du pouvoir constituant n'est une simple question de rhétorique théorique.
Au plan du débat doctrinal, en effet, il est fait une distinction entre le pouvoir constituant originaire, celui par qui la création est venue, et le pouvoir constituant dérivé, c'est à dire cette latitude à intervenir sur le corps du texte constitutionnel existant pour y apporter les correctifs nécessaires à la pérennité politique de la pyramide institutionnelle et juridique d'ensemble. Le premier fonde le régime juridique identifiant l'Etat. Le second reproduit à l'infini ce régime. Il exerce un pouvoir de révision. La différence entre l'un et l'autre est édifiante. Du premier dérive le pouvoir du second. L'un crée, l'autre procrée à l'envi, selon la volonté et les exigences de la conjoncture politique dominante. C'est du premier que le second tire son existence. Mais le pouvoir constituant originaire intervient en une fois, dans un moment unique non reproductible, donc générique. En cela il est fondateur. Après quoi, c'est la mécanique de la reproduction qui agit. Le pouvoir constituant dérivé tombe dans le cycle de la reproduction. Il ne produit pas, il reproduit.
En Droit Constitutionnel, le pouvoir constituant se trouve à la base du régime politico-juridique qui fonde, au départ, l'Etat : La monarchie dans le cas du Maroc moderne. Dans cet acte, ce pouvoir ne tient d'aucune autre source la faculté d'intervenir pour façonner ce qui servira de repère obligatoire à tout acte d'Etat, à toute activité sociale organisée, à toute sanction contre la déviation. Quel est ce pouvoir constituant ?
Ce peut être un homme. Le cas du Maroc (le roi, assisté en cela, ou non, d'un conseil de spécialistes). Ce peut être aussi un collège créé en réponse à une demande et à un besoin : l'assemblée, constituante ou non.
Le roi, un pouvoir constituant générique
La question du pouvoir constituant au Maroc s'est posée au lendemain de l'Indépendance. Le Parti de l'Istiqlal, alors parti dominant, a introduit ce débat de sa place de leader du mouvement national. Face à la monarchie en recomposition, le PI s'est érigé en interlocuteur exigeant. La question de l'assemblée constituante fut alors introduite en termes de rapports stabilisateurs de la dominance. Cette exigence istiqlalienne reproduisait une situation héritée de la lutte de libération nationale. Bien que la monarchie ait été – soit encore – un acteur actif de la vie marocaine, il était entendu que, de par la mobilisation anti-coloniale, le PI devait être le partenaire à part entière de l'exercice du pouvoir dans le Maroc ‘'libéré''.
Les choses ont finalement évolué autrement, le PI s'étant décomposé en tendances, affaibli qu'il fut par la scission qui donna l'UNFP, elle-même compartimentée en divers centres de décision. La monarchie finit par s'imposer comme arbitre souverain entre les forces politiques nationales et en tant que pouvoir fondateur de l'Etat-nation renaissant de la turbulence coloniale.
En 1962, la question est tranchée. Le monarque agit en pouvoir constituant générique. Elle façonne la structure de base de l'Etat marocain, assoit le régime politique auquel tous les acteurs devaient s'identifier et règle définitivement (en son temps s'entend) la question de la passation des pouvoirs dans l'Etat, du sommet à la base de la hiérarchie institutionnelle marocaine.
En vertu de ce pouvoir constituant générique, il sera introduit une valeur absolue consacrée dans tous les textes révisés depuis : l'interdiction inaliénable de toucher à la forme monarchique de l'Etat et, bien sûr, à l'Islam comme religion d'Etat.
C'est là que réside, en fait et en droit, la différence qualitative entre le pouvoir constituant générique (ordonnateur souverain de la norme créatrice de pouvoir, d'autorité et de légitimité) et le pouvoir constituant dérivé (classificateur/atomiseur des pouvoirs). A ce niveau de la réflexion, il est utile, voire impératif d'introduire une nuance de taille, afin de rendre intelligible le devenir constitutionnel.
Il a été expliqué précédemment que le pouvoir constituant agit en acte créateur. Cet acte est un et unique. Il ne se reproduit plus, il ne se reproduit pas. Quand il agit une deuxième fois, il le fait en pouvoir constituant dérivé. Il perd sa qualité de pouvoir constituant générique dès lors qu'il se donne corps objectif dans la structure de base qui devient la référence constitutionnelle. Parce qu'il tombe dans la logique de la procréation : en constituant la structure qui va légitimer sa dominance sur tous les autres organes nés de son acte originaire, il se place au-dessous de la souveraineté de départ. Il est lui-même inséré dans le moule constitutionnel. C'est ce dernier qui lui affrétera désormais son pouvoir ascendant. Il ne peut plus légitimer sa suprématie qu'au travers d'une référence qui ne lui est plus aliénable de par la transposition générique : l'acte créateur du corpus constitutionnel, même quand il est prévu des dispositions constitutionnelles d'ordre général faisant référence à des notions telles que ‘'Amir Al Mouminine'', ‘'garant de la pérennité et de la continuité'', ‘'veille au respect de l'Islam et de la constitution'', ‘'protecteur des droits''… Parce que par transposition organique, le pouvoir d'intervention a posteriori sur le corpus constitutionnel est exclusivement dérivé et s'impose – à lui comme aux autres organes auxquels l'initiative d'intervention constitutionnelle est reconnue – une interdiction qui a valeur absolue, celle qui prohibe la modification du régime politique fondateur : la monarchie et l'identité musulmane dans le cas du Maroc.
En agissant en conformité des mécanismes de la révision, tels que prévus dans le corpus constitutionnel de départ (1962), le pouvoir réformateur reproduit le système (le régime politique dominant); il ne le fonde pas. Et en cela, il agit en pouvoir légitimé dans et par la règle constitutionnelle en vigueur, et non en vertu de quelque autorité supra constitutionnelle. Car, dans ce dernier cas, la constitution cessera d'être la référence normative de base véhiculant l'idéologie dominante et les rapports juridiques fondant l'autorité qui a comme soubassement la constitution mise en œuvre.
La constitution de 1962 a réglé définitivement la question du pouvoir constituant générique au Maroc. L'intérêt de rapporter ici cette distinction est d'ordre académique, d'une part, et historiographique, d'autre part. Il relève, en définitive, d'une préoccupation scientifique et de rigueur constitutionnelle.
Le débat constitutionnel au Maroc reste entouré de tant d'ambiguïté, marqué qu'il est du tabou politique, celui qui assiège l'identification des zones d'influence des différents organes d'Etat. Les termes du débat constitutionnel marocain trouvent ainsi leur limite dans le champ d'intervention des différents acteurs et leur style d'injection de la décision, que celle-ci soit d'ordre économique, social, politique ou culturel. Cette limite est dédoublée de la confusion entretenue autour de la valeur intrinsèque inhérente à la référence constitutionnelle, selon que l'on parle de la structure étatique d'ensemble, ou que l'on identifie le champ d'intervention des uns et des autres des différents organes de l'Etat, tous les organes de l'Etat.
Ainsi, dans le cas qui nous intéresse ici, le débat entre juristes de droit public a tendance à éluder certaines nuances qui, dans leur essence, revêtent un intérêt capital pour apprécier judicieusement l'interprétation à faire quant aux questions de l'exercice du pouvoir dans l'Etat, au nom de l'Etat et en vertu de la symbolique relationnelle relative à la référence constitutionnelle. Car, bien que cette référence donne latitude à des organes différents de procéder à la révision de la constitution, le débat scolastique semble se cantonner dans la réserve politique, souscrivant ainsi à l'exclusive plutôt qu'au partage de cette initiative. Dans le cas du Maroc, la révision constitutionnelle obéit, contrairement à la question du pouvoir constituant initial, à une procédure prévue et préalable. Elle est le fait d'organes identifiés et suivant une procédure qui en fixe le champ et l'étendue. En cela, la réforme de la constitution est un domaine partagé entre les pouvoirs exécutif et législatif.
Il faut souligner, à cet égard, que l'initiative de la réforme constitutionnelle au Maroc a différemment été ordonnancée selon la conjoncture et le rapport de l'Etat aux acteurs partisans dynamisant la scène politique nationale. Reconnue au seul l'Exécutif en 1962, l'initiative de la révision constitutionnelle fut réservée uniquement au roi (1970), avant de devenir une prérogative partagée entre le roi et le parlement (depuis 1972).
En effet, la constitution du 7 décembre 1962 stipulait, dans son article 104 (titre XI) que «l'initiative de la révision de la constitution appartient au Premier ministre et au Roi». Cette stipulation reflète, historiquement, la nature conflictuelle existant alors (les deux premières décennies post-indépendance) entre l'épicentre du pouvoir – l'institution monarchique – et les partis d'opposition. Rappelons, à cet effet, qu'après l'infructueux débat sur l'élection d'une assemblée constituante (1956-58) – débat qui restera d'actualité jusqu'au 4 septembre 1992 avec l'entrée en vigueur de la quatrième constitution marocaine.
Rappelons-le pour la codification, la constitution de 1962 a donné lieu à un jeu parlementaire qui a fini par produire les ingrédients de sa paralysie, et donc de son échec avant sa remise en cause structurelle. D'où la révision constitutionnelle du 20 mars 1970.
Considéré comme étant un recul qualitatif et quantitatif certain par rapport à la constitution de 1962, le texte constitutionnel, tel qu'adopté en 1970, a strictement limité le recours à la révision constitutionnelle en ne reconnaissant cette faculté qu'au Roi en tant qu'unique pouvoir réformateur : «L'initiative de la révision de la constitution appartient au Roi» (article 97, titre XI).
Survenue en plein milieu du quiproquo politique enregistré alors entre le pouvoir monarchique et les partis d'opposition, alliés dans le cadre de Al Koutla al Watania, la révision constitutionnelle de 1970 est différemment appréciée par les constitutionnalistes marocains. Une chose est sûre, cependant, cette révision constitutionnelle n'a eu aucun impact sur le devenir politique de l'époque. Elle est même considérée comme de portée insidieuse sur le régime politique global institué par la constitution de 1962.
Boycottée par les partis d'opposition, instaurant des mécanismes de pouvoir de type autoritaire, pour ne pas dire totalitariste, la constitution du 20 mars 1970 est vite modifiée avec l'adoption, le 15 mars 1972, de la troisième constitution marocaine. Ce dernier texte, outre le fait qu'il eut l'ambition de rééquilibrer la navette exécutif/législatif, a introduit une donnée importante : le partage de l'initiative de la révision constitutionnelle entre le Roi et la Chambre des Représentants. L'article 98 (titre XI) de la constitution du 15 mars 1972 dispose, en effet, que «l'initiative de la révision de la constitution appartient au Roi et à la Chambre des Représentants». Cette disposition reviendra mécaniquement et sans changement dans les constitutions du 4 septembre 1992 et du 13 septembre 1996 (avec l'élargissement du parlement à deux chambres, des Représentants et des Conseillers).
Sur le plan pratique, l'initiative de la révision constitutionnelle au Maroc est soumise, suivant le pouvoir qui s'en saisit, à une procédure particulière qui, souvent (sinon en règle générale), peut en fait en interdire la mise en œuvre effective. S'agissant du Roi, le recours à la révision constitutionnelle n'est limité que par le vote référendaire. Le texte objet de révision ne peut être définitif qu'après qu'il ait été adopté par référendum populaire. Ce fut le cas de tous les projets de révision constitutionnelle proposés par le Souverain en 1970, 72, 92 et 96. Bien que la constitution du 7 décembre 1962 soit un texte fondateur, elle fut soumise au référendum populaire.
L'initiative de révision émanant du parlement doit respecter, par contre, un formalisme astreignant. La proposition de révision (d'un ou plusieurs députés) n'est recevable qu'à la majorité des deux tiers. Une fois ce vote acquis, la proposition de révision est soumise à référendum populaire. Il est donc d'évidence que cette double contrainte joue contre toute proposition d'ordre politique émanant de députés de l'opposition. Ce qui a constitué, jusqu'au 13 septembre 1996 une dissuasion organique de taille.
Le projet de réforme annoncé le 9 mars 2011 par le roi Mohammed VI s'inscrit donc dans cette lignée, le souverain étant l'institution par et à travers laquelle s'organise le processus constitutionnel de réforme de l'Etat, dans ses institutions et la logique qui préside à la prise de décision de dernier ressort.
Dans notre prochaine chronique, il sera procédé au regard comparatif des institutions, notamment celle du Premier ministre en tant que maillon le plus faible de la chaine de gouvernance au Maroc.


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