Pierre Vermeren est un historien français spécialiste des sociétés maghrébines. Il est l'auteur de Maghreb : La démocratie impossible?, (Fayard, 2OO4). Il répond aux questions du Soir Echos suite aux révoltes populaires que vit le monde arabe. Les soulèvements populaires dans le monde arabe se généralisent. Aucun pays n'est épargné. On sent que le contre-pouvoir est en train de basculer vers le peuple. Comment ces révoltes risquent-elles de se terminer, à votre avis ? Pierre Vermeren : C‘est très difficile de savoir ce qui va se passer dans un premier temps, mais il y aura des conséquences partout. Tout peut arriver. Dans tous les cas, soit les changements seront imposés par la rue, soit les gouvernements vont les anticiper et engager des reformes importantes en offrant des perspectives politiques concrètes. Dans un deuxième temps, si en Egypte et en Tunisie, on arrive à une stabilisation sociale et économique, si les élections prochaines se déroulent librement, si la transition démocratique réussit, il y aura sans aucun doute, un impact sur tout le monde arabe. Ils auront transformé l'essai et tous les pays arabes voudront à leur tour arriver à une vraie démocratie. En Algérie et en Iran, où les appels à renverser les systèmes en place sont à leur maximum, l'armée détient une bonne longueur d'avance sur leur peuple pour contrecarrer la menace. La révolution aura-t-elle lieu dans ces deux pays ? C'est plus probable en Iran qu'en Algérie, à mon avis. Même si le pouvoir iranien a maté dans le sang la révolte de l'été dernier, je pense que la population est confrontée à un régime tellement autoritaire que la classe moyenne en a ras-le-bol de cette dictature arriérée. Même si les religieux les plus conservateurs au sein du pouvoir ne veulent rien changer, il existe malgré tout des réformateurs connus et respectés par l'opposition iranienne au sein des khomaynistes. Ceux-là veulent du changement et ils pourraient trouver du soutien à l'intérieur du pays d'une part, et auprès de l'occident d'autre part. A partir de là, tout le monde serait d'accord pour en finir avec ce régime. Si la vieille garde khomeyniste ne veut pas bouger, la division pourrait venir de la tête de l'état. Ces élites ne supportent plus Ahmedinejad, car elles estiment qu'il met le pays en danger. C'est de là que pourrait venir le changement. Quant aux Algériens, ils ont vécu de lourdes guerres civiles et les insurrections en Kabylie leur ont pompé beaucoup d'énergie. Ils sont fatigués, la résignation est très forte, c'est chacun pour soi. La corruption bat son plein, particulièrement auprès de l'élite qui profite du système tel qu'il est et je vois mal les choses changer dans un avenir proche. Bouteflika est vieux et malade et il n'est plus là pour longtemps. Maintenant, les appels à manifester concernent une frange de la population très minime pour le moment et je vois mal les élites s'y joindre. L'histoire des révolutions nous montrent qu'elles sont systématiquement soutenues par les élites. Regardez en Egypte, sur les millions de gens qui étaient sur la place Tahrir, une grande partie vient de la frange éduquée et intellectualisée de la société. Donc je reste assez sceptique vis-à-vis de l'Algérie, contrairement à l'Iran ou les divisions sont plus fortes. Au Proche Orient, Israël pourra-elle continuer, avec ces nouvelles données, à bafouer le processus de paix ? Je pense qu'avec ces changements géopolitiques majeurs, les israéliens vont accélérer le processus de paix, cela pourrait avoir lieu sous une forte pression occidentale. On connaît aussi la position pacifiste de Barack Obama… Il y a des chances qu'Israël se dise qu'il faut faire la paix pour assurer sa stabilité. Un changement de ton de la part des égyptiens à l'égard d'Israël est aujourd'hui plus que probable et ils seront contraints de manœuvrer. La seule solution à mon avis, c'est de trouver un accord avec l'autorité palestinienne en envisageant une solution définitive, soit avec un état unique, soit avec un état palestinien et israélien qui cohabitent en paix. Ce qui est sûr, c'est que les israéliens ne pourront plus rester immobiles. Quel regard portez-vous sur la situation au Maroc ? Au Maroc comme ailleurs, il va bien falloir bouger à mon avis. De toutes façons, aucun gouvernement arabe ne pourra rester immobile. Le gouvernement et le Roi vont analyser la situation, je pense, et agir. Il va falloir créer des perspectives et entamer de nouvelles reformes. Le blocage est nuisible pour tout le monde. Même si la monarchie est respectée, elle doit envisager une meilleure intégration politique, et comme tous les peuples, c'est aux Marocains d'écrire leur histoire. Les peuples maghrébins et arabes ont l'air plus proches que jamais. Peut-on imaginer un monde arabe uni et puissant économiquement à moyen terme ? Les peuples n'ont jamais été hostiles à la concrétisation du Maghreb. J'ai toujours pensé qu'il y a une très grande proximité culturelle dans la région. La libre circulation pourrait même améliorer la croissance et les infrastructures, mais valeur aujourd'hui, les blocages viennent des gouvernements. Les Européens et les Américains sont favorables aux ouvertures, comme les peuples, mais ca ne change rien aux problèmes des politiques. En revanche, peut-être que la création d'un média maghrébin fort pourrait avoir un impact très positif sur cet espace. Mais cela prendra du temps. Il a fallu quinze ou vingt ans à Al Jazeera pour qu'elle trouve la place qui est la sienne aujourd'hui dans le monde arabe. L'image du monde arabe en occident a-t-elle évolué, voir changé, depuis la révolution tunisienne ? Ce qui s'est passé en Tunisie et en Egypte et qui continue à se dérouler dans le monde arabe améliore beaucoup l'image que s'en font les occidentaux. On en a parlé de façon incroyable dans les médias, même aux Etats-Unis. Les Occidentaux sont très étonnés par ce printemps arabe, ils sont même fascinés par ce qui se passe. L' Europe se rend compte aujourd'hui que la liberté, l'égalité des chances et la démocratie sont des valeurs universelles et que les peuples arabes les partagent intégralement. L'islamisme n'est-t-il pas qu'une tendance extrémiste, à l'image des partis de l'exrême droite europééenne tel le F.N. ? Je suis certain que se sont les régimes autoritaires qui entretiennent l'islamisme, car quand un régime est corrompu, ça donne des arguments aux extrémistes religieux et cela encourage leur développement. C'est pour cela que la question de la justice, dans le monde des affaires notamment, est primordiale. Je compare souvent l'islamisme au communisme. Les communistes étaient radicalement opposés au système, mais le jour où il y a eu une libéralisation de la société, la révolution des travailleurs et de la classe ouvrière n'a finalement pas eu lieu. Peut-être que l'islamisme est un moment historique et que la menace n'aura pas lieu, car les peuples arabes, comme les autres, veulent vivre, manger, s'exprimer et se sentir libres. C'est tout ce qu'ils demandent. Quand ils n'ont pas tout ça, ils deviennent un peu fous et les gens se révoltent.