A deux jours d'intervalle, la place Tahrir a été survolée par des avions de chasse F16 et son sol envahi par une horde de dromadaires déchaînés. C'est dire si le régime de Moubarak chancelle. Entre l'absurde parade aérienne et l'infâme chevauchée meurtrière, il y a un gouffre qui rappelle furieusement la grande dégringolade entamée par la dictature depuis le 25 janvier. En attendant l'impact final, à quoi s'occupe le pouvoir ? A la rage criminelle des premiers jours avait succédé un patchwork de mesures disparates, tardives, vaines pour la plupart, allant du rétablissement de l'ancienne devise de la police (soi-disant «au service du peuple»), jusqu'à la démission en bloc du comité exécutif du PND, en passant par la promesse faite par Moubarak, dans un grand élan de générosité, de ne pas briguer, à 83 ans, un sixième mandat. Privé de son joker américain, le régime a joué ses dernières cartes ; fébrile, il s'est contenté de les laisser chuter une à une, plutôt qu'il ne les a abattues vraiment… A présent, l'heure est aux manœuvres machiavéliques, portées par les acolytes du Raïs. Il faut sauver les meubles. Et accessoirement dévoyer la Révolution. Alors qu'au Caire comme dans d'autres villes, la mobilisation ne faiblit pas, bien au contraire, il s'est trouvé des groupes pas du tout «sages», représentant je ne sais quelle «opposition», pour «négocier» avec le dictateur, ou du moins avec ses complices. Dimanche, les Frères musulmans, opportunistes ou tout simplement impatients de renouer avec la légalité, se sont joints pour leur part au cercle. Foutaises que tout cela ! La Révolution n'a que faire de ces marchandages sordides de la 25e heure. Son terrain n'est pas celui de la négociation, mais bien de la table rase. La Révolution ne sera jamais soluble dans une offre de réformes superficielles traversée de part en part par l'hypocrisie et la manipulation et faite par ceux-là mêmes qu'elle a pour mission et raison d'être de renverser. Dans le même temps, voilà que des gourous du «droit dictatorial» vous expliquent combien il est vital de garder Moubarak, si l'on veut espérer la moindre évolution constitutionnelle. Ainsi, son départ ne serait pas seulement synonyme de chaos apocalyptique, comme il le prétend sans vergogne lui-même, mais il créerait aussi un vide constitutionnel insurmontable qui hypothéquerait l'avenir du pays pour le siècle des siècles. Drôle de Constitution, qui ne peut être amendée que par la main d'un seul homme, si entachée de sang soit-elle. La Révolution a dit, a crié son mot et elle doit s'y tenir : «Dégage», «Game Over», «Liberté, dignité, justice sociale». Ce n'est pas d'un bricolage démocratique ou constitutionnel qu'il s'agit, mais de l'affranchissement de plus de 80 millions d'âmes égyptiennes ; ce n'est pas non plus d'une «transition» qu'il est question, comme ne cessent d'en rappeler l'urgence les Américains, singés à la minute par leur chorale européenne, mais d'une rupture radicale devant conduire à une 2e république, démocratique et souveraine de sa politique extérieure, y compris vis-à-vis d'Israël. On ne bâtit pas la liberté avec les débris du joug. Et pas davantage la souveraineté avec ceux du suivisme servile. Les jeunes révolutionnaires ne devraient surtout pas se laisser attirer dans de telles impasses délétères et mal éclairées : leur rêve de liberté risque d'y être poignardé, loin des foules, par un tas de forces obscures encore agrippées aux mamelles du système actuel. Ils ne devraient pas non plus s'enfermer dans la place Tahrir, malgré son emplacement stratégique et sa valeur symbolique ; la Révolution n'est pas un sit-in, dont l'Etat pourrait du reste s'accommoder des mois durant. Il est dans la nature de la Révolution de marcher, d'arpenter les rues, d'ouvrir les voies… u