Ahmed Benkirane, outre ses activités passées au gouvernement, dans la diplomatie et dans l'organisation patronale, a été de 1960 à 1966 fondateur et directeur de la publication du quotidien francophone «Maroc Information». Il revient pour Le Soir échos sur le soulèvement populaire tunisien et apporte son regard sur les leçons à tirer pour le Maroc. Ahmed Benkirane, que vous inspire la révolte tunisienne qu'on appelle désormais « La révolution 2.0 » grâce à Internet, Facebook et Twitter ? Ce qui s'est passé en Tunisie peut être considéré comme une première dans le monde arabe. Ce soulèvement populaire spontané, sans intervention ni de l'armée ni d'aucune organisation politique, a conduit au départ de son président dans des conditions humiliantes. Il faut dire que la Tunisie, contrairement aux apparences, souffrait depuis plusieurs années d'une crise économique et surtout sociale grave. Le Maroc ne souffre-t-il pas de maux similaires ? Toutes nos sociétés arabes souffrent des mêmes maux. Il y a ceux qui le reconnaissent et qui s'attaquent aux problèmes, comme le Maroc, et il y a ceux qui le cachent, comme l'Algérie par exemple, avec 250 milliards de dollars de réserves alors que le peuple manque de logements, d'hôpitaux. La politique désastreuse menée par le régime Ben Ali : parti unique ; syndicat unique ; répression ; pillage du pays par des réseaux mafieux mis en place par le président déchu et ses proches ; tout cela ne pouvait conduire qu'au soulèvement populaire que nous avons vu et qui a surpris par son ampleur et sa spontanéité les Tunisiens eux-mêmes, et, évidemment, l'opinion internationale. Maintenant la crise n'est pas terminée, et la solution préconisée par le président désigné Fouad Mebazaâ et le Premier ministre Mohamed Ghannouchi ne sont pas de nature à calmer la population et ses leaders politiques et syndicaux. Les démocrates tunisiens réclament un changement radical du régime, sans toutefois mettre en péril la sécurité et la stabilité du pays. Le peuple tunisien continue à se rassembler et à manifester dans la rue en réclamant le départ sans délais de Ghannouchi. N'est-ce pas légitime de sa part vu le lien profond qu'entretenait le Premier ministre de transition avec l'ancien régime ? L'erreur que Ghannouchi a commise à mon avis, c'est qu'il a repris des ministres qui étaient trop compromis avec l'ancien régime. En plus de cela, il se serait permis de téléphoner à Ben Ali pour le tenir au courant de la situation, ce qui est une erreur politique monumentale. Qu'aurait-il dû faire pour assurer une transition sans faille ? L'idéal aurait été de dissoudre le gouvernement et d'en constituer un autre composé de technocrates « apolitiques » pour expédier les affaires courantes. On peut imaginer aussi une commission composée de juristes honnêtes et compétents, et la Tunisie en compte de nombreux, ainsi que d'autres membres du RCD, pour proposer au suffrage universel une nouvelle constitution démocratique qui réponde aux aspirations de la population aux spécificités du pays. Les démocrates tunisiens réclament que toutes les organisations politiques soient toutes reconnues, sans discrimination, et que le processus ne dure pas plus de 6 mois. On peut imaginer enfin que le ministère de la Défense reste entre les mains du général Bachir Amar, limogé par Ben Ali. Le parti islamiste tunisien Ennahda a dit ne pas vouloir se présenter dans la course à la présidence, mais qu'il répondra présent aux législatives. Y a-t-il quelque chose de machiavélique dans cette décision ? Non, c'est une décision politique. Rached Ghannouchi du parti islamiste Ennahda, sait que les générations actuelles ne le connaissent pas et que la population tunisienne fait un rejet épidermique de l'islamisme. Il sait qu'il n'a aucune chance de réussir dans la course à la présidentielle. Mais avec les législatives, il aura une chance de reconstituer son parti sur des bases nouvelles. Cette révolution ne tire-t-elle pas vers le haut tous les pays du Maghreb ? C'est peut-être le déclic idéal pour enclencher un véritable changement politique et démocratique pour l'ensemble de la région… En tout cas, cela emmènera forcément à faire réfléchir beaucoup de monde, particulièrement dans le monde arabe. Que doivent changer les dirigeants arabes dans leur pratique du pouvoir pour relancer la machine à développer, à éduquer, et à éradiquer la corruption ? Peuvent-ils le faire de manière radicale ? Ça ne se fera pas du jour au lendemain car les déficits sociaux sont énormes. Mais il faut que les gouvernements écoutent leur peuple. Il faut qu'ils écoutent leur aspiration et qu'ils s'engagent à réformer réellement. Pourquoi dit-on que le Maroc est un cas différent de la Tunisie ? Au Maroc, on peut dire que la monarchie sous Mohammed VI jouit incontestablement d'une adhésion quasi-unanime, et que paradoxalement ce sont les partis et les syndicats qui ne remplissent pas leur rôle constitutionnel. Nos dirigeants ont vieilli. Ils s'accrochent à leur poste et aux privilèges que cela leur procure. Ils bloquent toute promotion des jeunes talents qui se comptent par centaine sinon par millier dans nos rangs. Ce blocage se répercute sur l'action du gouvernement, du Parlement, des assemblés locales et portent un préjudice considérable à l'évolution démocratique du pays. C'est pourquoi il faut rester vigilant car une telle situation peut favoriser des influences extérieures déstabilisatrices. On dit toujours «ça n'arrive pas qu'aux autres ! ». Pour assurer l'emploi aux jeunes qui entrent massivement chaque année sur le marché du travail, il faut assurer un développement économique sans faille. Pour cela il faut importer d'avantages de capitaux étrangers. Comment y parvenir ? Les étrangers ne viendront que si nous sommes sérieux, que si nous avons une bonne gouvernance. Il y a des entrepreneurs marocains et des investisseurs étrangers qui sont intéressés de s'engager dans de nouveaux projets. Mais ils veulent de la transparence à tous les niveaux. Il faut aussi combattre ce fléau qui ravage le pays, à savoir la corruption.