Il y a six ans, une étude commanditée par la Ligue marocaine des droits de l'enfance (LMDE) recensait un demi-million de mendiants au Maroc. Comme le reste de l'économie nationale, les techniques des mendiants évoluent avec leur temps pour amadouer les âmes charitables. Quelques exemples. A Lahraouiyine, le vaste bidonville du nord-est de Casablanca, on n'entre pas comme on veut. Il faut un « laisser-passer », une personne respectée par la mafia locale. Une grande femme aux traits marqués se présente, c'est Aïcha. Elle a 46 ans et a séjourné en prison pour avoir vendu de la drogue. Depuis quelques années, Aïcha a refait sa vie et tente d'élever ses enfants –de trois pères différents– grâce aux dons des autres. « Je préfère mendier plutôt qu'aller vendre du « karkoubi » (psychotropes) aux jeunes des quartiers voisins. J'ai arrêté après le décès d'un petit garçon », explique-t-elle avant de continuer : « Je fais le tour de mes anciens amis trafiquants pour leur demander dix dirhams par-ci par-là ou alors je vais dans les bars et les cafés du centre-ville ». Tu ne voleras point ton voisin Dans les ruelles de Lahraouiyine, la seule loi qui prévaut est : « Tu ne voleras point ton voisin ». La solidarité est très ancrée chez les habitants du douar et personne ne peut s'attaquer à un étranger s'il est escorté par un « laisser-passer » comme Aïcha. Les dernières inondations ont fait beaucoup de dégâts, certaines familles sont encore en train de faire sécher le peu d'affaires qui leur restent. A mesure qu'on avance dans le bidonville, l'impression de souffrance, de pauvreté, de misère et de criminalité se fait plus oppressante. Pourquoi n'a-t-on pas créé une association d'entraide ? Aïcha éclate d'un rire amer : « Tu parles ! Même la police ne s'aventure pas par ici, c'est bien trop dangereux ! Quatre à six bagarres éclatent chaque jour dans le douar, parfois mortelles ; les jeunes ne travaillent pas, beaucoup de familles sont éclatées et des femmes, comme moi, ne savent pas de quel père sont leurs enfants. Alors, la responsabilité d'une association, tu me fais rire ! » Naïma loue ses enfants Au bout de quelques minutes, la grande Aïcha s'arrête devant une pièce et hèle une amie. « Naïma a eu une douzaine d'enfants qu'elle a donnés à d'autres gens ou abandonnés dans les hôpitaux, il ne lui en reste plus que quatre aujourd'hui, dont deux petites jumelles de six mois. Les deux plus grands, elle les a laissés à des femmes qui s'en servent pour mendier à Casa », raconte Aïcha, au moment où une de ses amies pointe son nez. C'est une jeune femme d'une trentaine d'années, très mince. Ses lèvres sont bleues et son regard noir et renfrogné. « Qu'est-ce que tu veux que je fasse ! Je n'ai pas de lait à cause de la cigarette et de la mauvaise hygiène, comment les nourrir tous ? Au moins, avec l'argent que les enfants rapportent, je vais pouvoir acheter du lait en poudre pour les jumelles. Elles ont besoin d'une boîte de 40 dirhams tous les trois jours. Personne ne m'aide, tu sais ! Les élus ne viennent nous voir que pendant les élections, regarde les dégâts causés par les inondations ! Et toi, tu viens me dire que c'est interdit ? ». Deux roues, deux pieds… Ils sont à proximité des mosquées, des centres commerciaux, des gares routières ou des cafés et restaurants, des mendiants dont le nombre augmente jour après jour. Chacun avec sa technique. R ond-point Gandhi. Une jeune femme, la trentaine, pousse son « frère » vissé sur une chaise roulante. C'est un beau jeune homme qui met sous les yeux des automobilistes un certificat de licence en droit. Il prend soin de baisser les yeux et de ne pas dire un mot, en signe d'humilité. A chaque voiture arrêtée au feu rouge, la jeune femme répète la même rengaine : « Mon frère est diplômé en droit mais parce qu'il est handicapé, il ne trouve pas de travail, aidez-nous, s'il vous plaît ». En fait, le certificat est une photocopie et le nom du candidat est à peine lisible. Dans quelle faculté a-t-il fait ses études ? Le jeune homme silencieux se met à parler : « Pas à Casa, à Fès. Je ne trouve pas de travail ». Une pièce de dix dirhams délie sa langue. Et si quelqu'un lui trouvait du travail ? Sa sœur n'hésite pas un instant à répondre par l'affirmative, elle sait parfaitement qu'il est très difficile de faire travailler un handicapé, elle ne risque pas grand-chose. Et elle ? Pourrait-elle travailler ? « Non, je ne peux pas le laisser seul ! », s'exclame-t-elle. Les deux mendiants arrivent à 9 heures tous les matins et ne quittent les lieux qu'après la nuit tombée pour rentrer chez eux, à Hay Hassani. A passer la journée à les observer de la terrasse d'un café, très rares sont les automobilistes qui n'ont pas un geste de générosité. Qui ne peut avoir pitié d'un jeune diplômé handicapé ? Qui pleure parfois, pour mieux convaincre ses donateurs. Il est maintenant 21 heures 30, l'heure de rentrer pour les deux mendiants du rond-point Gandhi. La jeune femme pousse son « frère » le long du trottoir. Ils passent un boulevard, un deuxième, un troisième, tournent dans une petite ruelle… et réapparaissent, marchant tous les deux ! Le jeune diplômé n'a rien d'un handicapé. Il appelle un taxi rouge et s'engouffre dedans avec sa « sœur »…