Humaniste, indépendant, surprenant, Abdellatif Kechiche est un cinéaste qui dépasse les lignes habituelles du septième art, incarnant seulement à coups de quatre films, un phénomène cinématographique unique. Chacun de ses longs-métrages rencontre, en effet, un succès populaire et médiatique, comme on en a rarement vu. Retour sur les temps forts de ces moments de cinéma. La sortie de «La Graine et le Mulet», le 12 décembre 2008, son troisième film ne cessait d'alimenter les colonnes de la critique parisienne , dithyrambique et élogieuse. Il détrône alors «La Môme», d'Olivier Dahan et «Un secret» de Claude Miller, lors de la remise des césars, «La Graine et le mulet», est couronné par quatre statuettes : Meilleur film, Meilleur réalisateur, Meilleur scénario et Meilleur espoir féminin pour Hafzia Herzi (actuellement en tournage au Maroc, Voir le Soir-échos 14 décembre 2010.) Déjà, après le succès inattendu de «L'Esquive», son second long-métrage, écrit et réalisé avec très peu de moyens en 2003, mettant en scène des acteurs non professionnels, il a créé notamment la surprise : le film remporte quatre césars la même année, Meilleur réalisateur, Meilleur film, Meilleur scénario et Meilleur espoir féminin pour Sarah Forestier, révélée grâce au rôle de Lydia, actuellement à l'affiche du film, «Le nom des gens», où elle tient le rôle principal. Le cinéaste suit une bande de lycéens en banlieue parisienne et porte alors un certain regard sur ces jeunes gens, qui s'attachent à répéter une pièce de Marivaux. Le parallèle entre la séduction des personnages du XIXe siècle et ceux du XXIe signe une confusion amoureuse diffuse, touchante, quand Krimo, (Osman Elkharraz) vole un baiser à Lydia (Sarah Forestier). La banlieue n'est pas à craindre, elle crée de surcroît «à l'ombre» des textes des anciens, esprits du siècle des lumières. En 2000, Kechiche confirme son acuité, son regard tourné vers l'humain à travers «La Faute à Voltaire», son premier long-métrage. Cette chronique de vie des laissés pour compte, met en scène Sami Bouajila, y incarnant un sans-papier et Aure Atika, une femme esseulée, jouant des coudes pour assurer une vie digne à son enfant, vivant tous les deux dans une chambre de bonne. Kechiche, révélateur de talent y exhausse déjà l'interprétation juste de Sami Bouajila et transmet son goût de la poésie et du théâtre comme un nouveau rendez-vous amoureux, murmuré du bout des lèvres : une scène improbable de déclamation théâtrale entre Sami Bouajila et Elodie Bouchez traverse le film au beau milieu du métro parisien… «La Faute à Voltaire», remporte le Lion d'Or de la meilleure première œuvre à la Mostra de Venise la même année. Qui mieux que Kechiche, issu du théâtre, aurait pu insuffler cet étrange alliance entre veine naturaliste et dramaturgie au fil de son cinéma ? «Au théâtre, j'ai eu l'occasion de jouer les pièces de grands auteurs comme Claudel, Tchekov ou encore Shakespeare» , précise-t-il, lors d'une interview en janvier 2008 dans l'une des suites du Grand Hôtel à Paris. Passé également par la case de la comédie, il mettra rapidement les pendules à l'heure, lorsque ma question à propos de ses interprétations le réduit au rôle de gigolo, sans doute associée à cette idée, car il affichait une rare beauté dans sa jeunesse : «Au cinéma, j'étais très content de mes rôles. Dans «Bezness» (1992), de Nouri Bouzid, mon jeu ne se limitait pas à celui d'un gigolo. J'incarnais un homme qui éprouvait un mal-être et, dans «Les Innocents» (1987), d'André Téchiné, le thème abordé était très riche. Mais il y a eu un moment où j'ai réalisé que je ne voulais pas servir le discours d'un autre, et le cinéma dont je connaissais l'aspect technique, serait l'outil qui allait porter mon vécu et mon expérience de la société pour répondre au désir d'expression qui avait mûri en moi ». Né en 1960 à Tunis, arrivé en France à l'âge de cinq ans, Abdellatif Kechiche est un cinéaste «qui réalise pour humaniser les exclus» et qui a définitivement imposé sa griffe depuis «La Graine et le mulet», incroyable comédie sociale qui retrace le portrait et le parcours d'un immigré arabe rêvant d'ouvrir un restaurant sur un bateau, où le cinéaste transmet sa fascination pour la contemplation. «Il existe en France une représentation caricaturale de ce milieu social, ma démarche cinématographique est née de ce besoin de la mettre en scène . Plutôt que de faire de longs discours revendicatifs, j'ai choisi de montrer leur quotidien de la façon la plus contemplative possible, car j'ai pensé que ça toucherait davantage le spectateur. Mon besoin de filmer passe justement par cet aspect contemplatif : je veux être proche des personnages et de leur manière de vivre, je suis plus touché par les regards, les rires, les expressions des visages plutôt que par un discours politique, que je trouve simpliste au cinéma et qui ne correspond pas à ma façon de faire». L'ultime recours pour Kechiche, tient en fait à autre chose : «Le meilleur moyen d'émouvoir les spectateurs est de leur faire ressentir de l'empathie , ils doivent se sentir impliqués, afin d'être proches des personnages. Il faut qu'ils mangent et qu'ils rient tout comme eux», confie-t-il. L'idée de ce film germe depuis des années à l'esprit du cinéaste, d'anciens scénarios renferment parfois un parfum de vérité : «J'avais écrit le scénario, il y très longtemps, bien avant la sortie de mon premier long-métrage, mais il avait été refusé. Au départ, à cause de cette absence de moyens financiers, j'avais envisagé de faire participer ma famille qui vit à Nice. Je voulais réaliser une œuvre qui tournerait autour d'une histoire familiale, mais aussi de mon père, que j'avais très envie de filmer à l'époque, à travers son parcours. Ce qu'il pouvait transpirer, communiquer face à la caméra. Puis le temps a passé, j'ai fait d'autres films et mon père est décédé. Suite à sa disparition, je voulais lui rendre hommage, ainsi qu'à la première vague d'immigrés qui sont arrivés en France dans les années soixante, car ce sont des hommes qui se sont sacrifiés et qui ont sacrifié leurs vie, pour que celles de leur famille soit meilleure. Ils ont mené une vie de dur labeur et ont été particulièrement humiliés et rejetés comme étrangers. Ils ont énormément donné et n'ont pas eu la possibilité de s'exprimer. Contrairement aux générations suivantes qui ont revendiqué leurs droits, ils ont vécu dans un profond silence : c'est une génération qui porte en elle quelque chose d'héroïque, ils n'ont jamais été représentés au cinéma, sauf de façon caricaturale. J'ai souhaité leur donner une dimension héroïque et montrer l'intarissable affection que leur portent leurs enfants, conscients du poids du sacrifice , et désireux de leur témoigner toute la reconnaissance qu'ils méritent». Poursuivant sa promesse d'humanité, jusqu'à son quatrième opus, «Vénus noire» (2010), film coup de poing où le cinéaste dépasse les préjugés. Loin du regard et de l'oppression de la vénus hottentote, Saartjie Baartman présentée telle une bête de foire dans la France du XIXème siècle, Kechiche s'est intéressé au regard car « le regard est un organe, qui a le pouvoir de conditionner la vie de quelqu'un. Il y a le regard qui enferme, celui qui paralyse, celui qui aime. Et le regard collectif, celui des spectateurs qui regardent dans une même direction (…)». Faisant naître une actrice à chacun de ses films, Kechiche révèle dans «Vénus noire», Yahima Torres, 30 ans, née à la Havane, rencontrée à Belleville où ils habitent: «On a surtout travaillé sur les émotions et la tristesse de Saartjie, loin de son pays, dit-elle. C'est cette humanité qu'il cherchait en moi». Et Kechiche créa Saartjie…