Les danseuses de l'Est Julia est arrivée au Maroc en 2007. Entrée avec un visa touriste, à l'appui d'une proposition de danseuse de cabaret, son patron lui a confisqué son passeport et elle s'est retrouvée au cœur d'un réseau de prostitution marocain. Son contrat, qui stipulait qu'elle serait nourrie, logée et salariée, n'avait dans les faits aucune valeur. Un responsable de la police touristique parlant sous couvert d'anonymat avoue que pour eux, « ce sont des étrangères qui travaillent en tant qu'artistes. Tant qu'on n'a pas de preuve de prostitution, on ne peut pas les arrêter, et pour avoir des preuves, il faut les prendre en flagrant délit. Mais tant qu'il n'y a pas de scandale, on ne peut rien faire, on suppose qu'elles font leur numéro sans chercher plus loin. ». Nabila, la copine marocaine de Julia, vient de rentrer de Suisse où elle était envoyée en « stage » de strip-tease. Elle travaille pour le compte du même patron que la jeune Roumaine et explique que ce dernier envoie les Marocaines en Europe et reçoit les Européennes au Maroc. Comme sa collègue Julia, Nabila est d'une rare beauté. A 34 ans, elle dit haïr son superbe corps. « Tout le monde court derrière mon corps, tout le monde le veut, il me fait vivre mais il me fait souffrir. C'est mon outil de travail, et mon patron doit le rentabiliser au maximum. Je n'ai pas d'âme. On dit souvent qu'il faut souffrir pour être belle, moi je souffre parce que je suis née belle ». Comme toutes les métropoles du monde, le cœur de Casablanca bat 24h/24, 7j/7. Au fil des jours, au fil des heures, la population change et les travailleurs diurnes en costard-cravate laissent place aux nocturnes, maquillés et abîmés. Tour d'horizon d'une ville qui ne fait pas exception en termes de bas-fonds. V ingt-trois heures. Au Maârif, quartier tranquille de la classe moyenne casablancaise, les lumières sont éteintes, les volets fermés, les habitants, qui travaillent tous le lendemain matin, dorment à poings fermés. C'est du côté du boulevard Hassan II que l'ambiance se réchauffe. La clientèle citadine du jour a laissé place à des passants d'un autre genre. Les démarches masculines titubent et les silhouettes féminines ondulent sous les djellabas. Les visages sont marqués ou maquillés à outrance et les voix rocailleuses chantent, hurlent ou chuchotent. Minuit. Au croisement du boulevard Lalla Yacout et de la rue Mostapha El Mâani, la fière façade d'un hôtel ne suffit malheureusement pas à atténuer les hurlements des chikhates ni l'odeur pestilentielle de bière, de moisi, de vomi et de tabac froid qui émane de la porte rougeoyante du bar de cette beauté architecturale décrépie. Ce haut lieu de la débauche casablancaise est le décor de scandales, de bagarres, de soûleries et de perdition quotidiens. Cette nuit ne fait pas exception. Les hurlements d'une grosse femme échevelée agrippée au cou d'un pauvre hère nous attirent. Elle braille à qui veut l'entendre qu'il n'a pas le droit de quitter les lieux sans payer ses consommations. Un videur l'interpelle : «Ah, la scandaleuse ! Encore toi ! Tu n'as pas fini ta bouteille que tu commences déjà à crier !» Ce genre de scène est parfaitement habituel de cet hôtel , témoigne-t-il. «Soit à cause des clients qui boivent comme des trous alors qu'ils n'ont pas de quoi payer, soit à cause des filles qui s'embrouillent avec eux ou avec le patron». La méthode du videur est claire et nette, les mauvais payeurs sont tabassés pour leur faire passer l'envie de revenir, tous les autres «fauteurs de troubles» sont jetés au-dehors sans autre forme de ménagement, jusqu'à ce qu'ils ou elles se calment. C'est justement le cas de la «scandaleuse». Elle reprend son souffle, son client s'étant échappé sous ses injures. Elle ne se met à parler de sa vie, de son métier qu'autour d'une nouvelle bouteille de mauvais vin. Elle passe ses nuits à embobiner des types pour les pousser à la consommation et finir par une passe si elle a de la «chance». «Je travaille à la «fitcha» (à la consommation). A cause de ce voleur, c'est moi qui vais devoir payer toutes les bouteilles que nous avons bues. Le patron ne me laissera jamais partir sans avoir payé», se désole-t-elle. «Ce sont les risques du métier», ajoute-t-elle, amère. Mère divorcée, «la scandaleuse» se prostitue depuis quatre ans au même hôtel. Elle commence par faire boire ses clients puis fait ses passes dans la chambre d'une maison des alentours, dont la location est à la charge du client. Cent dirhams la chambre, cent dirhams la passe. Au rythme de trois à quatre passes par nuit, suivant les jours de la semaine -la nuit du samedi étant la plus rentable-, «la scandaleuse» a tout vécu. Son visage de 32 ans, marqué par les abus, l'angoisse et les coups de ses clients, ressemble à celui d'une vieille femme. Depuis quatre ans, elle vit le pire de la métropole et utilise l'essentiel de son gain à payer les différents intermédiaires, à commencer par le barman pour finir par la «kouada» qui lui loue la chambre, en passant par le videur qui la «protège». Un homme entre dans le bar, la «scandaleuse» se lève illico et le rejoint en souriant. Le travail n'attend pas. Professionnelles du marketing Quittons le centre-ville pour la côte de la capitale économique. L'ambiance est incomparable. Ici, on est dans le clinquant, dans le m'as-tu-vu. On n'a l'impression d'être en Californie avec ses routes bordées de palmiers bien alignés, ses trottoirs décorés de boules en aluminium brossé… La façade est brillante. Il est trois heures du matin. Ici, les filles ne ressemblent en rien à celles du centre-ville. Tailles fines, talons aiguilles, mini-jupes et cheveux lâchés, elles ont toutes moins de 25 ans, sont toutes ravissantes, on dirait des étudiantes universitaires ou des hôtesses d'accueil, propres sur elles… Leurs corps superbes sont à moitié découverts, leurs poitrines gonflées et des files de voitures luxueuses roulent au pas à leurs côtés. A l'entrée du cabaret «Madame Toutou», un videur en costume accueille la clientèle en souriant. A l'intérieur, l'ambiance est feutrée. A chaque table, une bouteille à 1.200 dirhams, des filles splendides et des clients aisés. Récolter un témoignage n'est pas chose facile ici. On ne parle pas aux inconnus. Ou alors, on consomme, ensuite on discute. Les filles ne sont pas là pour perdre leur temps et vous le font vite comprendre. - «Comment t'appelles-tu ? - Nada. - C'est ton vrai nom ? - Ca ne vous regarde pas. Qu'est-ce que vous voulez ? - Une nuit. - C'est 1.000 dirhams, à prendre ou à laisser », chuchote l'une d'entre-elles, balayant la salle du regard à la recherche d'un autre client moins curieux. -“Quel âge as-tu ? - Ca ne vous regarde pas. - Vous avez un préservatif ?” En guise de réponse, Nada en sort un paquet de son sac, elle sait ce qu'elle fait. Elle s'impatiente, elle est magnifique et elle en a conscience. Elle est à prendre ou à laisser, elle l'a déjà dit, et ne perdra pas plus de temps à se répéter. La moindre hésitation de la part d'un client que la voilà déjà tournant les talons vers un autre. « Les filles d'ici sont indépendantes », éclaircit le videur, «certaines d'entre-elles ont leur propre voiture. Elles sont réglo, calmes et gèrent très bien leur business. Quant à moi, je m'assure qu'elles sont en sécurité moyenant un peu d'argent». Ce qui n'implique pas forcément qu'une fois en tête-à-tête avec leur client les choses soient plus roses que pour les filles de Lalla Yacout. Virginite a vendre Dans les ruelles avoisinantes, jadis foyer de syndicalistes et de gauchistes et aujourd'hui connues pour être le haut lieu de la prostitution populaire de la ville, les belles-de-nuit sont pratiquement toutes vierges (!). L'une d'entre elles, en djellaba et foulard, l'air «innocent», explique en riant que c'est la meilleure façon de faire payer plus cher la passe au client. Les filles se font passer pour de jeunes vierges et monnayent la «doukhla» à 300 dirhams. «Et comme il faut célébrer cette virginité, les clients nous emmènent souvent diner au restaurant avant de passer la nuit avec nous». Cette virginité en plastique est une aubaine pour les travailleuses de la nuit. Pas cher et facile à utiliser, le liquide agit comme une colle. «Il faut juste se laver, l'installer, attendre une heure et le tour est joué», affirme la jeune femme. Portrait Aïcha, gardienne de quartier A chaque tribu, son chef ; à chaque bande, son leader ; à chaque quartier, son gardien. A Derb Omar, c'est Aïcha, la cinquantaine, ex-prostituée que plus personne ne demande, qui fait office de gardienne. Elle a commencé à travailler à 20 ans en tant que femme de ménage. Violée par son employeur dont elle est tombée enceinte, elle n'a eu ensuite d'autre alternative que la rue. Aïcha s'agite et crie en racontant son histoire. Une vie nocturne faite de peurs, d'angoisses, de mauvaises rencontres, de coups, d'alcools, d'insultes et de tout ce qu'une cité comme Casablanca peut offrir de pire. De la rue aux bars miteux, aux maisons closes, Aïcha clame qu'elle n'a jamais été protégée de la violence et des vices. Elle brandit sa carte nationale, comme pour prouver son existence légale, et grogne que personne ne veut la faire travailler. «C'est à cause de mon visage marqué de cicatrices. Ce sont les coups que j'ai reçus des hommes. Beaucoup d'entre eux se vengent sur nous. Ils ne nous supportent pas. Alors que la prostitution est le plus vieux métier du monde et le plus difficile !», s'exclame-t-elle. «La rue m'a rendue mauvaise et aujourd'hui, chaque fille qui travaille sur mon territoire me paye 10 dirhams par jour. En échange, je defends leur place de trottoir. Tous ces murs me connaissent, j'ai tout vécu ici et je mourrai ici, je le sais».