L'Algérie des deux rives : 1954-1962 est un recueil de nouvelles qui regroupe pas moins de quatorze auteurs. Il faut citer chacun des artistes de cette étonnante réussite chorale : Pierre Bergounioux, Maissa Bey, François Bon, Raymond Bozier, Bernard Chambaz, Christian Ganachaud, Nina Hayat, Tassadit Imache, Yasmina Khadra, Laila Marouane, Arezki Mellal, Boualem Sansal, Habib Tengour, Amin Zaoui. On dispose grâce à eux d'un volume qui en dit autant qu'une bibliothèque sur l'Algérie d'hier, d'aujourd'hui et de demain, en donnant la pleine mesure du lien entre les ex-colonisés et les ex-colonisateurs tels qu'ils se voient aujourd'hui, le rétroviseur n'interdisant pas de faire palpiter le présent et l'avenir. Seul un ouvrage réunissant des écrivains allemands et français présenterait un intérêt aussi vif. En même temps que ces nouvelles, il faut relire « Portrait du colonisé » suivi de « Portrait du colonisateur » par Albert Memmi. Le professeur honoraire à l'université de Paris, natif de Tunis, montre que « la condition-coloniale ne peut être changée que par la suppression de la relation coloniale ». Les portraits de décolonisés qu'offrent les nouvellistes algériens sont saisissants. On déplorera seulement, et vivement, qu'aucun nouvelliste algérien de langue arabe ne figure dans le volume des éditions Mille et Une Nuits avec un texte traduit. Albert Memmi concluait en effet qu'une fois le colonisé libéré de « carences, extérieures et intérieures, il cessera d'être un colonisé, il deviendra autre … peut-être alors, il y aura moins de différences entre un Algérien et un Yéménite». Ecrivant le premier volet de son célèbre ouvrage en 1955-1956, Memmi dénonçait « la fameuse et absurde opposition Orient-Occident … cette antithèse durcie par le colonisateur, qui instaurait ainsi une barrière définitive entre lui et le colonisé ». Certaines nouvelles de « l'Algérie des deux rives » sont d'authentiqueS révélations : « Le Caïd » d'Arezki Mellal , « Le Caporal Couteau » de Raymond Bozier, digne, vraiment, du meilleur Maupassant. Qu'on retienne aussi cette confidence de Pierre Bergounioux évoquant « les ouvriers du dépôt de la SNCF, de l'usine électrique et de la manufacture d'armes de Tulle où l'on fabriquait justement le pistolet-mitrailleur MAT qui équipait les parachutistes. C'est eux que j'ai entendu … parler avec impartialité, avec respect du «peuple algérien »». Cette « Algérie des deux rives », écrite à quatorze mains, ébranlera tous ses lecteurs. Il faut espérer que le bouche à oreille va porter ce beau livre utile et légitime, qui émeut et passionne. Qu'ils aient eu deux ans en 1962 comme Laila Marouane, ou quatre ans à la même époque comme Christian Ganachaud, romancier (aux éditions du Rocher) qui travaille comme balayeur dans un hôpital psychiatrique, ces auteurs n'ont pas froid aux yeux et il y a dans leur façon d'écrire la promesse de cris de joie. Né en 1948 à Tlemcen, Gil Ben Aych n'aurait pas dépareillé ce volume, lui qui fut en 1981 l'auteur de l'irrésistible Essuie-main des pieds où il collait à la peau de son enfance. C'est l'adolescence à Champigny qui est auscultée dans « La Découverte de l'amour et du passé simple » avec une verve de phénoménologue, une rouerie de dialecticien. Simon qui est Gil dans cette « Découverte » n'a « pas peur, lui, de l'identification à l'Arabe … parce que Simon produisait suffisamment d'auto- intégration au monde familial, à son monde, coutumier et traditionnel … » Roman de philosophe, certes, mais déployé en étourdissante kermesse, avec une probité de l'intelligence que Gil Ben Aych, dans ses sept ouvrages parus à ce jour, n'applique jamais mieux qu'en se souvenant de ses racines pour qu'en naisse un arbre à palabres.