Fanny Colonna a rencontré des Egyptiennes et des Egyptiens qui, après des études loin de leur Sud natal, sont retournés y vivre et y travailler, fondant leur existence sur cette fidélité au terroir. La dureté des conditions de vie dans le monde rural ne signifie pas qu'on ne sache pas y être heureux, s'y sentir utile et l'aimer plus qu'on ne saurait apprécier les facilités offertes, en apparence, dans les grandes villes. C'est un régal de 486 pages que cette chercheuse, spécialiste de l'Algérie, nous offre avec Récits de la province égyptienne, une ethnographie Sud/Sud, (Sindbad, Actes Sud, 2004). Fruit de rencontres effectuées à partir de novembre 1996 à la faveur d'un long séjour en Egypte pour réaliser cet ouvrage, Fanny Colonna s'est entourée de deux sociologues algériens, Kamel Chachoua et Mohand-Akli Adibi. Native d'Algérie où elle a enseigné jusqu'en 1993, directeur de recherche au CNRS, Fanny Colonna est l'auteure d'une dizaine d'ouvrages historiques et sociologiques consacrés à l'Algérie. Sensible aux positions existentielles qui tranchent, elle avait codirigé avec Zakya Daoud l'ouvrage collectif Etre marginal au Maghreb (CNRS, 1993). Cette fois, la «marginalité» apparaît dans le choix de décrire des itinéraires de vie singuliers de diplômés, telle la philanthrope rebelle soucieuse de participer à l'émancipation économique et sociale dans un village très pauvre où «les seules richesses sont sa propre famille». Ou bien le professeur d'Al Azhar nostalgique de son passé d'étudiant sans électricité, ou Nisim, sorte de médecin aux pieds nus en proie à la solitude du lettré moderne : il a entrepris une traduction en arabe du livre de Michel Chodkiewicz sur Ibn al-Arabi mais n'a pas pu faire inviter à Al Azhar l'auteur du Sceau des saints (Gallimard, 1986), ce Français catholique d'origine polonaise qui s'est converti à l'Islam et fut pendant plusieurs années le patron des éditions du Seuil. À l'origine, il faut le rappeler, à l'origine de cet événement si heureux que fut l'invitation de Driss Chraïbi à une tournée dans son pays natal. Mais revenons à cette compagne égytienne et rappelons que Ibn al-Arabi est suspect en Arabie Saoudite et dans le Golfe. L'un des plus attachants portraits est celui qui se dessine à partir des propos tenus par Djamal, dialectologue et vendeur de chips mais anciennement ingénieur en électricité : «J'ai longtemps écrit dans le Journal de Louxor et fréquenté la Maison de la culture car j'ai étudié les arts populaires. C'est-à-dire que je me suis intéressé à la geste hilalienne, les anciens contes populaires qui sont récités dans leur majorité en langue sa'îdî, idiome de Haute-Egypte. Cette activité m'a aidé à réaliser mon dictionnaire sa'îdî / arabe.» Or, le parcours intellectuel de Djamal, le dialectologue de Louxor, se déroule comme le roman d'une passion pour sa ville. Le lecteur mesure que la compulsion de savoir à laquelle cet homme obéit sans frémir tient de l'héroïsme tranquille. Lui succède un moine dont la passion n'est pas la dialectologie mais la muséographie sacrée. Puis c'est un ex-rédacteur au Progrès égyptien qui raconte sa campagne électorale sous Gamal Abdel Nasser, ou encore une enseignante de français qui dit son amour pour le canal de Suez et la langue française. Cette campagne égyptienne dont se fait si bien l'écho la sociologue Fanny Colonna, on admire qu'elle ait su l'observer si fructueusement qu'à la lecture, on a le sentiment d'y être absolument accueilli.