Petit retour chronologique sur un été mouvementé pour les épis blonds. Dès le printemps, la sécheresse en Russie inquiète le monde. En effet, les précipitations ont été quatre fois moins importantes que prévues, entraînant un état de sécheresse tels que des incendies violents se déclarent dans le pays, et l'état d'urgence est décrété dans 27 régions russes. Résultat des courses: la Fédération, qui s'attendait à une récolte céréalière de 60 à 65 millions de tonnes cette année – après deux années record en 2009 (97 millions de tonnes) et 2008 (108 millions de tonnes)- a perdu un quart de ses récoltes. Mais le 3e exportateur de blé n'est pas le seul pays à connaître des déboires avec son blé. La situation est aussi critique dans certains pays d'Europe de l'Est, également gros producteurs, comme l'Ukraine et le Kazakstan. Les fortes pluies au Canada (2e producteur mondiale), ayant entraîné des inondations au printemps, les agriculteurs n'ont pu démarrer les plantations de blé comme prévu. Malgré cette mauvaise conjoncture, la FAO reste confiante et annonce qu'aucune pénurie n'est à craindre, notamment grâce aux réserves américaines. Et pourtant, dès le mois de juillet, le cours mondial du blé conaît une hausse de ses cours qui fait craindre un retour du scénario de 2007-2008. La réaction russe de suspendre ses exportations de blé et de produits dérivés pour la période du 15 août au 31 décembre 2010 a amené de nombreux pays à s'inquiéter davantage. La Banque Mondiale a réagi en appelant les pays exportateurs à ne pas interdire les exportations de blé afin d'éviter une crise globale des prix alimentaires. Mercredi dernier, le gouvernement russe a décidé de lever partiellement l'embargo sur l'exportation des céréales. Malgré cela, la saga n'est pas terminée et la situation n'est pas revenue à la normale. Les observateurs internationaux gardent les yeux rivés sur les récoltes des autres pays producteurs de blé qui arrivent à l'automne. Précisions de la Banque mondiale et de la FAO Afin de mieux comprendre l'impact national de ce choc international, Le Soir échos a fait appel à deux experts internationaux: Julian Lampietti, Coordinateur en chef du Programme pour l'agriculture et le développement rural pour la zone MENA au sein de la Banque Mondiale et Abdolreza Abbassian, Secrétaire du Groupe intergouvernemental sur les céréales de la FAO, l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture. Les deux experts s'accordent à dire qu'il n'y a pas de crise du blé, et que l'approvisionnement mondial n'est pas menacé. Pas de risque donc pour l'instant de revivre la flambée des cours des matières premières de 2008. «Les stocks de blé mondiaux sont largement suffisants, aux Etats-Unis notamment, pour permettre de contrebalancer la baisse des volumes de la région de la Mer morte. Les fondamentaux du marché mondial sont différents de ce qu'ils étaient en 2008. Et notamment parce que les stocks mondiaux sont plus élevés qu'à l'époque, et que les réserves sont là pour constituer une alternative à la pénurie suscitée par la décision russe» explique Lampietti. Même son de cloche auprès de l'économiste de la FAO: «S'il y a une preuve que le marché a compris que nous ne sommes pas dans une situation aussi grave qu'il y a 3 ans, c'est sa réaction à l''annonce ukrainienne de limiter également ses exportations. Nous n'avons pas vu de deuxième augmentation des prix. Le marché s'est donc resserré mais nous ne sommes pas en situation de pénurie. Quant au prix du blé, bien qu'il ait augmenté, il n'est qu'à la moitié de son prix de 2007-2008», commente Abbassian. Le Maroc à l'abri… Les spécialistes de la Banque Mondiale et de l'Organisation des Nations Unies l'Alimentation et l'Agriculture sont rassurants : le Maroc, parce qu'il n'importe que 2 à 3% de son blé de Russie, a peu de risques de voir son approvisionnement menacé ; même si l'augmentation des cours va forcément peser sur le budget du royaume. «Le seul scénario où la sécurité alimentaire du pays pourrait être menacée, serait celui où les prix augmenteraient trop, ce qui aurait des conséquences sur la demande d'autres familles céréalières. La hausse des prix toucherait alors le maïs, l'orge etc.» explique l'économiste de la FAO. Le problème du blé se transformerait donc en un problème alimentaire. C'est donc la durée de la crise qui sera déterminante. Jusqu'à 6 mois, les experts affirment que le marché peut supporter une hausse des prix. Au-delà d'un an, les conséquences se feraient ressentir sur le prix de la farine et donc du pain. Ainsi, la situation pourrait revenir à la normale si la situation climatique en septembre est favorable aux cultures. «On pourrait alors revenir à des prix acceptables. Mais si les mauvaises conditions climatiques perdurent, et touchent les récoltes à venir, notamment australienne et argentine, là les prix pourraient augmenter plus longtemps et la situation serait plus délicate à gérer», signale le spécialiste de la Banque Mondiale. … pour l'instant ! Comment dès lors prévenir ce genre de situation? Pour Julian Lampietti, «le Plan Maroc Vert est en bonne voie et cherche à augmenter la productivité agricole au Maroc, ainsi qu'une meilleure gestion des risques. Ce qui nous, à la Banque Mondiale, estimons être également très important, c'est l'amélioration de l'efficacité de la logistique et du stockage du blé pour minimiser les coûts et réduire les pertes». Abdolreza Abbassian pense quant à lui, que la solution ne se trouve pas seulement dans la production mais qu'il faut essayer de gérer de ce genre de risques au niveau mondial. «Il faut se protéger autrement de ses chocs qui touchent les pays producteurs et qui vont être de plus en plus nombreux à l'avenir à cause du réchauffement climatique. On assiste à un nouveau phénomène de spéculation, qu'il faut réguler. Ce que propose la FAO, c'est de réunir les pays importateurs et exportateurs et de les informer; mais également de discuter pour mettre en place un système plus stable pour garantir un minimum d'offre». Le problème majeur est en effet la spéculation. Parce que si le monde peut se préparer à une baisse de la production, il peut moins facilement prévenir une variation violente des prix. «Il faut donc travailler à diminuer le risque d'exposition à la volatilité des marchés en améliorer l'efficacité de la chaîne d'approvisionnement et en utilisant de façon plus effective les instruments de risk management», conclut Lampietti. La réaction du gouvernement marocain reste pour l'instant conjoncturelle: l'arrêt des droits de douanes sur les importations de blé. Le blé pour les nuls Il existe diverses variétés de blé. Le blé dur sert à fabriquer les pâtes, la semoule et le couscous. Il est produit par l'Italie, le Canada, les Etats-Unis, la Turquie. Le blé tendre sert à faire du pain, il est moins cher que le blé dur. Il est produit en Union Européenne, Amérique Latine, Europe de l'Est. C'est le blé qui sert au fourrage des animaux. Le Maroc s'approvisionne à 50% pour son blé tendre en France, et au Canada pour son blé dur. La zone MENA est la zone qui consomme le plus de blé dans le monde. En Afrique du Nord, on produit du blé tendre et on le mélange avec du blé dur importé pour faire le pain. Dans cette région, la consomation varie entre 180 et 200 kg par personne par an. Au Maroc, elle est de 190 kg par personne par an. Indice des prix alimentaires La FAO rassure La hausse des cours du blé a fait grimper de 5% les prix des aliments au mois d'août. Cette augmentation a porté l'indice de la FAO des prix alimentaires (FFPI) à son plus haut niveau depuis septembre 2008. Pour l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture, l'envolée de cet indice est essentiellement le résultat de la hausse brutale des cours internationaux de blé au lendemain de la grave sécheresse qui a sévi en Russie, et des restrictions sur les exportations de blé qui ont suivi. Elle s'explique aussi par la hausse des prix du sucre et des oléagineux. D'après le dernier rapport de l'organisation onusienne, les prévisions de la production céréalière mondiale de 2010 ont été revues à la baisse pour s'établir à 2.238 millions de tonnes, soit 41 millions de tonnes de moins que les estimations de juin. La FAO se veut cependant rassurante : même avec ce niveau plus bas, la production céréalière de 2010 serait la troisième récolte la plus importante jamais enregistrée, et resterait supérieure à la moyenne sur cinq ans. Le cas égyptien La décision russe -3e exportateur mondial de blé- d'imposer un embargo sur ses exportations, entré en vigueur le 15 août dernier et levé partiellement ce 1er septembre, a fortement inquiété l'Egypte. Le marché égyptien importe en effet 50% de son blé de Russie. Les quelque 540.000 tonnes de blé russe qui devaient servir à produire du pain subventionné ne seront donc pas livrées. Redoutant une reproduction du scénario de l'année 2007, les autorités égyptiennes ont réagi rapidement. Principales mesures annoncées : trouver de nouvelles sources d'approvisionnement et accroître les subventions gouvernementales. Mais le blé russe est environ 30% moins cher que le blé français, américain ou australien. Ainsi, malgré les réserves stratégiques du pays -de 4 mois selon les sources officielles-, les répercussions sur le budget de l'Etat égyptien seront donc importantes. Selon les chiffres officiels, la tonne russe variait entre 200 et 230 dollars au moment où le blé français dépassait les 270 dollars, soit une différence de 400 à 700 millions de dollars dans le budget égyptien qui a compensé en achetant français. Interview : Yann Lebeau, Directeur du bureau Maghreb/Afrique de France Export Céréales, basé à Casablanca Sommes-nous dans une situation de « crise » du blé ? Les derniers évènements n'ont rien d'exceptionnels. Les pays d'Europe de l'Est ont une production qui fluctue fortement en fonction du climat, donc il suffit qu'il neige une semaine plus tard que prévu pour qu'il y ait 50% en moins sur leur production. La situation est différente en Europe par exemple, où les mauvaises années correspondent au maximum à une baisse de 5% de la production. Maintenant la bonne réaction à avoir face à l'annonce russe du mois dernier, c'est de se dire que ce ne sont pas les seuls producteurs au monde. Il est vrai que les pays d'Europe de l'Est avaient pris l'habitude de fournir certains pays (comme notamment l'Egypte et la Tunisie) parce que leur blé est moins cher. Ces pays vont donc se retourner vers le marché mondial pour trouver d'autres fournisseurs et perturber les livraisons des autres pays, mais cela n'a rien de catastrophique. L'année dernière l'Argentine s'est retirée des ventes et cela n'a rien chamboulé. On ne peut pas revoir la même situation qu'en 2007-2008 parce que les stocks mondiaux se sont reconstruits et que la production est à niveau. C'est la spéculation qui a pourri le marché ces années-là, et qui lui a fait prendre de la valeur mais les prix ont baissé l'année d'après. Le Maroc n'a donc rien à craindre ? Le Maroc n'a pas de besoins démesurés et à d'autres partenaires, tels que la France qui se font un devoir de le fournir. Donc non le pays n'a rien à craindre en termes d'approvisionnement. C'est l'Egypte qui en subit le plus les conséquences, puisque c'est le plus gros importateur mondial de blé, avec 6 millions de tonnes importées par an, dont 4 tonnes en provenance de Russie. En termes de coût par contre, cela va effectivement peser sur le budget marocain. Les prix ont déjà gagné 100 dollars en 3 mois, entre juin et août. Ils ont presque doublé. Je ne pense pas cependant qu'ils iront plus haut que ca. Pour le Maroc cela représente un coût supplémentaire mais également des pertes de revenus, notamment douaniers. En effet, plus les prix mondiaux sont bas, plus l'Etat marocain peut se permettre des droits de douanes élevés. Or là avec les prix élevés non seulement l'Etat dépense plus d'argent pour acheter la même quantité de blé, mais il en perd en droit de douanes pour aplanir la situation sur le marché intérieur. C'est là que votre système de subventions entre en jeu pour permettre de stabiliser le prix du blé donc de la farine donc du pain. La solution ne serait-elle pas l'autosuffisance ? Le Maroc pourrait être autosuffisant en blé mais pour cela il faudrait réformer les textes qui régissent les terres agricoles, et notamment la législation sur la succession. Maintenant la production de blé a une faible valeur ajoutée et s'achète relativement peu cher sur le marché international. Je pense qu'il est donc préférable de produire des produits à plus forte valeur ajoutée comme les fruits entre autres, et de continuer à s'approvisionner en blé sur le marché international. Mais ce sont là des décisions politiques qui relèvent de la souveraineté de chaque pays. Par contre, il y aurait beaucoup à faire pour améliorer la productivité. Si l'on prend en comparaison l'exemple de la France : sur 50 ans le pays a gagné un quintal / hectare / an en termes de productivité soit 50 quintaux entre 1940 et 1990. Actuellement, la France est à 75 quintaux l'hectare. Au Maroc, cela tourne autour de 20 quintaux. Je ne dis pas que demain vous pouvez passer à 70 quintaux, mais doubler la productivité et passer à 40 quintaux / hectare / année, c'est tout à fait faisable. Le Plan Maroc Vert y travaille déjà, avec l'idée d'agrégation pour aller contre le phénomène de morcellement des terres. Ensuite sur le plan technique, le Maroc utilise encore trop de vieilles variétés de blé. Il faudrait développer des variétés de blé plus productives qui s'adapteraient mieux au climat.