Le passage de la langue française à la langue arabe nous est tellement habituel qu'on a tendance à oublier qu'il s'agit de deux idiomes différents. De leur imbrication est sortie une langue hybride où les mots arabes viennent prêter main forte à l'expression française quand l'idée devient intraduisible. De la même manière que la langue arabe, sans d'autre prétention que celle de traduire un sens banal, n'hésite pas à s'autoriser des intrusions francophones. Ce mélange est pour certains une sorte de dégénérescence, une atteinte à l'intégrité d'une langue. C'est oublier un peu vite que toute langue est forcément en «dégénérescence» quand elle évolue. C'est la loi de la nature. La langue, une question délicate La question linguistique est encore sensible chez nous. Il faut dire qu'elle l'est presque partout. Les Français considèrent que leur identité, qui ne peut plus être portée par la religion ou la race, et de moins en moins par ce beau concept flou de «communauté de destin», s'incarne désormais dans leur parler. Nous avons la chance au Maroc d'avoir plusieurs ciments identitaires: comme la religion, la monarchie, le territoire, l'histoire, le devenir, etc. Même si on attache souvent la langue arabe à cette panoplie «d'invariables» identitaires, personne ne peut nier notre multilinguisme fondamental. C'est une richesse que nous pouvons fièrement arborer, et notre expression linguistique plurielle ne peut être assimilée à une tare que si on cloisonne nos langues dans une répartition sectorielle. Or tout porte à croire que nous ne sommes pas encore défaits de cette vision de compartimentage. Certains ont vu dans la présentation du plan Emergence en français, la manifestation de la dichotomie de fait qui traverse notre société et qui fait de l'espace économique un espace exclusivement francophone. C'est une réalité qu'on pouvait tempérer à cette occasion non pour la cacher mais pour laisser naître l'espoir que notre économie peut aussi s'exprimer en arabe, en berbère et en anglais. La symbolique est à ce niveau très importante. Répartition sectorielle Le multilinguisme n'est une richesse que s'il permet l'expression libre et totale de plusieurs langues dans un même espace. Quand les langues sont en conflit sur un marché linguistique et quand elles investissent des domaines exclusifs, elles se déploient dans le triomphe arrogant de l'une et le retrait honteux de l'autre. C'est d'ailleurs l'erreur que commettent souvent ceux qui ont à cœur de promouvoir une langue. Ils pensent généralement que travailler à affaiblir la langue adverse permettrait à la langue défendue d'occuper le terrain. C'est ainsi qu'on a compris la promotion de la langue arabe dans l'éviction de la langue française sur le marché linguistique marocain. C'est aussi ainsi qu'on a pris la défense de la langue berbère dans le complot contre la langue arabe. Or, on sait que sur un marché de biens, promouvoir la qualité d'un produit ne se fait pas forcément par l'affaiblissement du produit concurrent, mais dans l'acharnement à donner à ce produit un avantage qui finira par l'imposer. C'est ainsi que le marché s'enrichit de deux produits de qualité. Si aujourd'hui, nos écoles et universités produisent des étudiants aphones, ne maîtrisant suffisamment aucune langue, c'est qu'on a estimé, pour des raisons purement politiques, que notre jeunesse doit parler «sa» langue et que pour cela, elle devrait cesser d'en utiliser d'autres. D'autres jeunes ont été convaincus qu'il ne sert à rien de perdre son temps à apprendre la langue de l'identité qui n'a plus aucune valeur sur le marché du travail. Un multilinguisme décomplexé Nous restons admiratifs devant ces intellectuels et spécialistes du Moyen-Orient qui s'expriment avec aisance dans un arabe fluide quand ils parlent politique ou économie. Ils ne le font pas pour affirmer une identité qu'ils ne sentent pas en danger, mais parce que la maîtrise de cette langue est d'une importance grandissante. L'arabe est la langue parlée par plus de 400 millions de personnes, c'est aussi la quatrième langue mondiale et surtout celle de pays émergents dont le rôle dans l'économie internationale ne cesse de s'affirmer. La mondialisation nous impose désormais l'usage de plusieurs langues. C'est une réalité que les Français sont les premiers à admettre. «Piégée» par sa propre puissance culturelle qui remonte au XVIIe siècle, la France s'est laissé entraîner dans un combat donquichottesque contre l'hégémonie anglo-saxonne. Craignant pour sa culture et sa langue, elle avait lutté pour «l'exception culturelle» dans un monde où les Anglo-saxons voulaient faire des produits culturels une marchandise comme une autre. Le pays de Molière a fini par abandonner cette lutte pour se préoccuper d'abord de sa place économique dans le monde. Car on peut être une puissance économique mondiale sans que sa langue nationale ne le soit. L'Allemagne est la troisième puissance économique mondiale alors que sa langue n'est classée que onzième et la quatrième position de l'arabe ne met aucun des pays parlant cette langue dans les 20 premières économies. Aujourd'hui, les artistes français chantent en anglais comme les chercheurs publient dans cette langue. Le ministère de l'Education considère l'anglais comme un socle et certaines universités françaises ouvrent des cursus dans cette langue. On peut décidément s'imposer dans le monde en parlant la langue mondiale. Cette vérité économique ne devrait pas faire oublier l'importance et même le devoir que nous avons tous de nous exprimer aussi dans nos langues. Être dans la mondialisation ne signifie pas être dans un exil linguistique permanent. Le prix d'une langue Je n'ai jamais vu quelqu'un aussi motivé pour apprendre une langue étrangère que cet ami qui me demandait conseil. Je lui ai expliqué que les langues nécessitaient beaucoup de patience et de volonté. Il a acquiescé en souriant mystérieusement. Je lui ai alors expliqué que cette formation avait aussi un coût, surtout s'il tenait à disposer d'un professeur en «one to one». Il s'est contenté de me dire qu'il avait toutes les raisons du monde de payer le prix fort pour apprendre le français. Etait-il sur le point de conclure une affaire importante? Il m'a expliqué qu'au contraire c'était parce qu'il en avait perdu une qu'il tenait à apprendre cette langue. Voyant mon étonnement grandir, il m'a raconté son histoire. Il avait réussi à décrocher un marché auprès d'une société qui voulait vendre un grand stock de matériels électriques usagés. Lors de la signature du contrat, le patron qui ne parlait que le français voulait s'assurer que le prix indiqué sur le document concernait bien l'ensemble du lot. Voyant que mon ami ne comprenait pas grand chose, le patron a appelé à la rescousse un collaborateur pour faire office d'interprète. Après avoir bien écouté l'explication de son patron, l'interprète amateur s'est mué en conseiller. Et au lieu de se contenter de traduire les propos, le voilà en train de conseiller à son directeur de vendre son stock non pas en vrac mais au poids. Comment peser tout le bric-à-brac? Il suffit, dit le collaborateur, de peser les deux ou trois premiers camions pour disposer d'une moyenne par camion. On n'a plus qu'à multiplier par la suite cette moyenne par le nombre total de camions sortis. Quand le collaborateur eut expliqué à mon ami la nouvelle manière de procéder, celui-ci a mesuré non seulement l'étendue de sa perte, mais aussi le prix de l'ignorance linguistique lors de négociations en présence de collaborateurs zélés.