C'est la triste histoire d'un enfant de onze ans fauché par un chauffard. Cet accident a fait l'objet d'une couverture médiatique particulière dans le journal télévisé de 2M. Ce fut un pur moment d'émotion où on a manifestement cherché à nous arracher une larme. L'information passait au second plan. Nous n'avions que de maigres éléments sur l'accident lui-même ou sur le chauffard. On s'est attardé par contre sur le malheur des petits camarades de classe. Les enfants étaient invités à s'exprimer sur la mort de leur camarade. Que peut dire un enfant de dix ans sur la mort d'un ami ? Il pleure et fait pleurer avec lui les téléspectateurs. Dans une mise en scène un peu grotesque, parce qu'on devine aisément les conseils du cameraman, la mère s'est assise sur la chaise exiguë qu'occupait son enfant. Enlaçant son cartable, elle se dandinait comme si elle tenait encore dans ses bras son fils. Ils devaient être plusieurs spectateurs à vivre ce jour-là le drame de cette famille. Il s'agit maintenant de savoir si c'est bien le rôle d'un journal télévisé que d'émouvoir les gens au lieu de les informer. Qu'avons-nous retenu de cette histoire ? Que les accidents de la route peuvent frapper les familles dans ce qu'elles ont de plus cher. Est-il sain d'instrumentaliser la douleur réelle d'une famille pour cela ? Le respect de cette douleur aurait commandé d'être un peu moins voyeur. N'a-t-on pas cherché à s'adresser à l'affect du téléspectateur au lieu de son intellect ? Il est très difficile de ne pas associer cette histoire au fameux code de la route qui ne réussit toujours pas à faire l'unanimité. Les soupçons sur cette mise en scène sont légitimes. Cela porte un nom : la manipulation d'opinion. Le respect de l'opinion publique Ceci nous amène à reposer la question des médias et de l'opinion publique. On ne comprend pas comment une télévision comme la nôtre continue à fonctionner comme si elle était encore l'unique choix qui s'offrait aux spectateurs. Il y a dans cette attitude beaucoup d'ignorance mais aussi beaucoup de mépris pour une opinion publique qu'on pense manipulable à loisir. Le code de la route est une question importante pour tous les citoyens. Elle devrait en principe donner lieu à un débat national, citoyen et responsable. Nous ne disposons malheureusement pas encore d'une telle culture de débat. Nous qui sommes prompts à copier les institutions qui marchent de l'autre côté de la Méditerranée, nous devrions installer l'équivalent de la CNDP française (Commission nationale du débat public). Cette instance est un exemple du respect de l'expression publique pour des questions primordiales touchant à la vie quotidienne. Imaginez qu'on puisse avoir notre avis à donner sur l'aménagement de l'espace dégagé par l'ex-aéroport de Casa-Anfa. Cela paraît encore comme une chimère qui prêterait à sourire, mais sait-on jamais? Le déficit du débat public émane d'une conception particulière de la communication. Il n'y a pas chez nous d'opinion publique que celle qu'on façonne à coup d'informations biaisées. On ne nous demande pas d'avoir une opinion, il suffit qu'on ait une émotion. Ceci explique probablement ce paradoxe permanent dans notre télévision : on n'y trouve que des solutions à des problèmes dont on ne nous a jamais parlé. C'est quand un pont est construit qu'on apprend que la population a passé des années à souffrir de son manque. Les actions de nos hommes politiques sont des affaires personnelles qu'ils ne communiquent que pour dire qu'ils les ont réussies. Le politique ne parle qu'en sa faveur, il ne communique pas. Parler des difficultés c'est avouer une impuissance. Il faudrait ajouter à cette peur de communiquer une autre qui est son corollaire, la peur des sondages. Des personnes qu'on juge incapables de comprendre sont-elles dignes de s'exprimer? Un projet de loi a été même mis en discussion pour limiter l'usage des sondages. Bâtir une opinion publique Nous sommes une société où le débat est banni parce qu'il est suspect. Nous sortons à peine d'une époque où l'expression d'un avis s'assimilait à une impertinence voire à un délit. À force de ne pouvoir exprimer nos opinions, nous avons fini par ne plus en avoir. La désertion des urnes pourrait-être une des manifestations. Les débats sont contenus dans une sphère dont les limites sont définies par une pseudo connaissance légitime. Seuls les spécialistes (ou prétendus tels) ont le droit à la parole. En dehors de cette sphère se déploie la parole illégitime, dangereuse et oiseuse. C'est le silence qui devrait régner. L'opinion publique a d'abord été considérée comme ignorante et peu cohérente. Elle a vite été réhabilitée et reconnue comme un acteur majeur dans les démocraties. Donner la parole aux citoyens n'est pas seulement une question de respect ou de droit, c'est aussi une manière de créer une véritable opinion publique et donc une certaine conscience citoyenne. Ceci n'a pas empêché cette opinion d'être sujette à de nombreuses manipulations, de Timisoara à l'invasion de l'Irak. Il n'en demeure pas moins vrai que la mainmise des «spécialistes» sur les questions politiques et sociales appauvrit le débat et consacre la rupture entre ceux qui savent ou se proclament comme tels et le reste des citoyens. On pourrait penser qu'il est sain de ne pas laisser des questions importantes et délicates dans la tourmente des débats publics, où des personnes non outillées pourraient être manipulées. L'argument a l'apparence d'un raisonnement logique, mais derrière son paternalisme évident, il y a une usurpation du droit à disposer d'un avis. Franchement, même cantonnés dans cette sphère étroite, nos débats publics ne volent pas toujours très haut. L'officiel On m'avait invité un jour à animer un débat public sur la politique menée par une administration dans une zone industrielle. Je devais jouer le rôle de modérateur, c'est-à-dire de celui qui parle sans avoir grand-chose à dire. Comme je voulais bien faire les choses, j'ai pris connaissance du sujet et des intervenants. Quelle ne fut pas grande ma surprise quand on m'annonça, comme un événement remarquable, la venue d'une «personnalité» publique que je connaissais bien. Quand cette personne était encore un simple citoyen, nous avions eu une relation d'affaires. Elle avait poussé «l'amitié» par deux fois jusqu'à ne me payer mes prestations qu'au bout d'un an et de quelques appels téléphoniques. Malgré cela, c'était avec fierté que j'avais clamé avec un enthousiasme puéril : «C'est un ami !» Nous avons tous tendance à oublier les petits différents et à confondre «connaissance» et «amitié» quand on pense tirer bénéfice d'une situation. Il paraît que «l'ami» en question ne tenait pas à détruire l'image qu'il s'était façonnée avec beaucoup d'acharnement. Celle d'une «Personnalité publique» avec la hauteur qui ressemble beaucoup à de l'arrogance. Mon «ami», se faisant conduire par un chauffeur, s'attendait à ce qu'on le reçoive à sa descente de la voiture avec beaucoup de déférence. Vous devinez la tête qu'il fit quand il me vit en face de lui avec sur le visage le sourire béat de celui qui voulait montrer à tout le mode qu'il le connaissait. En bon responsable, il me salua d'un geste glacial. J'étais pour lui le cheveu dans la soupe qui venait semer la zizanie dans une orchestration à sa gloire. Je risquais de trahir une sensibilité qu'il cachait derrière son statut d'officiel. Etait-elle encore cachée, cette sensibilité, ou avait-elle disparu ? Je n'ai plus eu l'occasion de vérifier depuis lors.