«Il faut ouvrir les yeux de ceux qui ont entre leurs mains le pouvoir de décision». Voilà le cri qu'a voulu lancer le Laboratoire interdisciplinaire société et économie (LISE) de l'université Hassan II de Mohammédia en organisant un colloque sur la sociologie en fin de semaine dernière. Tous les participants se sont entendus sur le fait que cette discipline devrait être prise en considération lors de la prise de décision politique soit-elle ou économique. Ils déplorent surtout le manque de collaboration entre les chercheurs en sciences sociales et instances étatiques. L'expérience Maroc Prospective 2030 est à cet égard parlante. «En collaboration avec le PNUD, le HCP a lancé il y a quelques années Maroc Prospective 2030. Il s'agissait de tracer les grandes lignes de ce que pourrait être notre pays à cet horizon. À ce titre, nous avons fait appel à des sociologues. C'était révolutionnaire pour le HCP qui ne pense que chiffres et croissance. Pour la première fois, nous avons fait appel à des gens qui parlaient d'importance de l'humain dans le développement économique pour définir les grands axes de l'évolution marocaine !», s'exclame Samira Mizbar, géographe et cadre au HCP. Il semblerait que la matière économique ne soit en effet encore perçue que comme des chiffres, et non pas comme des stratégies d'individus au sein de l'espace social. Au sein de l'entreprise, même mentalité, mêmes conclusions. «C'est pourtant le facteur humain qui fait la différence entre les entreprises productives et les autres. Des employés qui ne se sentent pas pris en considération peuvent résister au changement, même technique, et bloquer le développement d'une unité de production», explique Toufik Sayyouri, doctorant en sociologie du travail à l'université Hassan II de Mohammédia. «Les managers ne pensent sociologie que pour vendre. Ils ont une visée utilitariste de l'entreprise : ils pensent plus au chiffre d'affaires qu'à la pérennité de l'entreprise. Pour eux, il n'y a pas d'autres facteurs de succès et d'échec que le capital économique», insiste Sayyouri. L'entreprise, une institution sociale et sociétale C'est à partir des années 80 que l'entreprise est devenue un objet de recherche en sciences sociales, comme une évolution de la sociologie du travail puis de la sociologie industrielle. Or au Maroc, « il y a un divorce entre la sociologie et les entreprises», constate Youssef Sadik, professeur de sociologie de l'entreprise à l'université Ibnou Zohr d'Agadir, «notamment parce que la sociologie marocaine s'est «ruralisée», délaissant le monde urbain, laissant ainsi l'étude de l'entreprise entre les seules mains des économistes», détaille encore le chercheur. Contrairement aux sociologues, les économistes insistent peu sur les logiques humaines en cours au sein de l'entreprise et ne traitent pas de données empiriques sur les salariés. Il est vrai que les entreprises ne sont pas habituées à être des objets d'interrogation et des champs d'études. Ce sont elles qui généralement interrogent, font passer des entretiens et des études de satisfaction. D'où la méfiance des entrepreneurs vis-à-vis du sociologue, et leur réticence à se laisser «enquêter». Méfiance qui prend également racine dans le fait qu'au départ la sociologie du travail est issue des idéaux marxistes de lutte des classes. «Mais ce n'est plus le cas maintenant. Le sociologue n'est pas dans une logique de défense du prolétaire, pas plus que dans celle de défense du patron. C'est un observateur extérieur qui est là comme un outil de communication entre les patrons et employés, au service de l'entreprise», tient à préciser Sadik. Même quand le monde de l'entreprise sollicite des études, ce n'est pas aux sociologues qu'il s'adresse. «Dans le domaine économique, qui évolue rapidement, la recherche n'est pas assez réactive et est mal structurée par rapport aux besoin des entreprises. C'est pour cela que ces dernières ont recours à des consultants et à des bureaux d'études et pas aux universités et aux sociologues. Les bureaux d'études sont les seuls à même de répondre aux appels d'offres des entreprises pour comprendre par exemple les comportements des consommateurs», conclut Kamal Mellakh, sociologue au LISE et membre du comité organisateur du colloque. On ne peut faire «l'économie»de la sociologie L'histoire de la sociologie économique commence très tôt à la fin du XIXe siècle. Aussi bien des économistes que des sociologues y ont contribué : Jevons, Pareto, Schumpeter, Weber, et Durkheim. L'approche a perdu de sa vitalité dans les années 30 avant de renaître de ses cendres à partir des années 80. Mais la relation entre les deux disciplines s'est souvent faite dans un sens de partage où l'économie s'occupait des comportements dits «rationnels» et la sociologie des comportements «irrationnels». Aujourd'hui, on comprend mieux que l'intervention de la sociologie dans l'explication des faits économiques ne se limite pas à une prise en charge d'une marge qui échapperait à l'analyse rationnelle. La sociologie permet en réalité de donner de ces faits une explication plus pertinente. C'est que les agents économiques sont aussi des agents sociaux. Personne ne niera aujourd'hui l'impact des relations sociales dans l'économique. Dès qu'on commence à réfléchir aux jeux entre les acteurs et l'activité économique, nous sommes en plein dans la sociologie économique. Ainsi la question du genre a des répercussions sur l'activité économique. Le fait d'être femme et patron, le fait de gagner plus que mari, etc. induirait des comportements économiques différents. De même, les relations sociales ne sont pas sans incidence sur les faits économiques. Les réseaux, l'économie ethnique... ne peuvent se comprendre que quand ils sont analysés d'un point de vue à la fois sociologique et économique. Les faits économiques sont fortement déterminés par la dimension culturelle et inversement. Finalement nous faisons tous de l'économie sociale sans nous en rendre compte!