Dans l'espace maghrébin, la question de l'emploi est aujourd'hui au centre des grandes problématiques socio-économiques nationales et régionales. Réunis en séminaire, le jeudi 28 et le vendredi 29 janvier 2010 à Rabat, différents experts de la région ont essayé d'analyser les comportements et les tendances du marché de l'emploi dans cette région. De ces analyses, il ressort différentes situations assez paradoxales. Celles-ci se caractérisent de façon globale par des évolutions contradictoires en ce qui concerne les performances économiques des pays de la région et la situation du marché de l'emploi. Tandis que la croissance économique s'améliore, et que, globalement, le chômage diminue, les défis augmentent et les structures des emplois se détériorent. Les politiques publiques mises en place ont jusque-là eu du mal à faire face à la multiplication des contraintes. À l'heure actuelle, celles-ci ne répondent qu'aux besoins de 15% des chercheurs d'emploi en Algérie, 18% au Maroc et 25% en Tunisie. Or, l'Algérie et le Maroc doivent créer plus de 300.000 emplois chacun et la Tunisie près de 80.000 chaque année. Selon les experts, les problèmes auxquels est confronté l'emploi dans l'espace maghrébin sont plus structurels que conjoncturels. Ceux-ci expliquent les analystes, se manifestent sous forme de dynamiques divergentes entre l'offre et la demande d'emploi, d'inadéquation des institutions régissant le marché du travail et des distorsions des politiques économiques. Toutefois, la pression de ces inadéquations varie d'un marché d'emploi à un autre, ce qui permet de relever un certains nombre de spécificités nationales. En Algérie, l'Etat recrute, mais... Pendant longtemps, les deux phénomènes majeurs qui ont caractérisé le marché du travail algérien ont été les migrations et l'importance de l'informel dans l'économie. Mais le dynamisme actuel du pays montre une certaine amélioration de la situation de l'emploi. Le taux de chômage global a connu une chute libre de 62%, passant ainsi de 29,8% à 11, 3% en l'espace de 8 ans. Le taux de dépendance des individus (non actifs par rapport aux personnes travailleuses) est passé quant à lui, de 52% en 2005 à 45% aujourd'hui. Cependant, une bonne partie de l'emploi national est généré par le public. Cette situation est expliquée par le professeur Rafik Bouklia-Hassane de l'université d'Oran, en ces termes, «L'administration et les BTP, favorisés par le programme public d'infrastructure, contribuent à 57% de l'emploi total». Cette création d'emploi, reste par ailleurs discriminante dans une large mesure. La participation des femmes à l'activité économique est de 15% contre 75% pour celle des hommes. Le taux de chômage global des femmes est quant à lui de 17,4% soit le double de celui des hommes. À cela s'ajoute la gangrène commune à l'ensemble des pays du Maghreb qu'est l'informel, celui-ci représente 31% des emplois en Algérie. Selon Rafik Bouklia-Hassane, l'amélioration de la situation du travail et la prise en compte de l'objectif de réduire l'informel impose à l'Algérie la création d'environ 350.000 emplois formels. Ce qui explique-t-il, nécessitera un taux d'investissement de 30% tiré par le secteur privé. Au Maroc, le chômage recule, mais la précarité persiste Le Maroc est le pays du Maghreb qui enregistre le taux de chômage le plus faible (9,6%), avec a priori un bas niveau de discrimination entre genres. Le chômage global des femmes est sensiblement le même que celui des hommes. Cependant, selon Mohammed Bensaïd professeur de l'université Mohammed V de Rabat, analysé dans le détail, on se rend compte que le marché du travail marocain souffre de différents déséquilibres, qui sont à la fois d'ordre sociodémographiques, spatiaux, économiques, et institutionnels. Sur le plan sociodémographique, des analyses plus poussées font ressortir un taux d'activité en faveur des hommes (71,6%) contre 19, 3% pour les femmes, ce qui engendre un taux de chômage féminin atteignant les 20% dans certaines contrées. Le même déséquilibre touche les jeunes, dont le taux de chômage frôle dans certains cas les 30%. Dans cette catégorie, 54,6% des chômeurs n'ont jamais travaillé (ils attendent une première insertion). Les variations régionales sont également énormes, le taux de chômage varierait de 4,3% à 22,3% selon les milieux géographiques, explique Mohammed Bensaïd, dans son exposé. Ces différents facteurs contribuent à la persistance des emplois précaires, ainsi que le démontre le travail de recherche effectué par Abdelkhalek Touhani, professeur à l'INSEA, sur la qualité des emplois au Maroc. Selon les résultats de ce travail, durant les années 2000, 32% des Marocains actifs occupaient des emplois de faible qualité. Cette tendance semble persister, car aujourd'hui encore, on estime que près de 40% des emplois sont générés par le secteur informel hors agricole. En Tunisie, la croissance est peu créatrice d'emploi La situation de l'emploi en Tunisie est sans doute l'une des plus paradoxales. Le pays connaît une croissance économique impressionnante. Mais alors que l'économie gagne en performance, sa capacité de création d'emploi, quant à elle, régresse. Son taux de chômage global s'établit à 14,2%, et celui des femmes à 17,9%. Ce sont les taux les plus élevés des trois pays, dont la situation a été analysée. À ce propos, observe Elachhab Fathi, professeur à l'université de Sfax (en Tunisie), «entre la période 1980-1990 et celle qui va de 2001 à 2008, le rythme de la croissance économique a augmenté du tiers, passant de 3.80% à 4.85%; la croissance de l'emploi s'est plutôt réduite de 2.75% à 2.63%». Elachhab Fathi explique également que le paradoxe tunisien réside dans le fait qu'une grande partie de l'accélération de l'activité économique a été réalisée par une baisse du contenu de la croissance en emploi. Deux éléments caractérisent cette situation. Il s'agit d'une part de la réduction drastique du potentiel d'emploi public et d'autre part d'une croissance économique portée par des secteurs faiblement créateurs d'emplois. En Tunisie, la part du public dans l'emploi total est de 18,3% alors que celle-ci se situe autour de 23% en Algérie. Sur le plan sectoriel, ce sont surtout les services qui drainent les emplois (avec 54% de l'emploi global entre 2003 et 2007). Le secteur industriel qui représente 21% du PIB, ne génère que 10,5% de l'emploi national. L'agriculture, qui est l'un des secteurs qui en général crée le plus d'emplois ne participe qu'à hauteur de 10% dans le PIB tunisien. À ces évolutions contradictoires de l'économie et du marché du travail, s'ajoutent également une forte mutation démographique, avec l'arrivée massive des jeunes et des femmes sur le marché du travail. Environ 60.000 diplômés sortent chaque année des universités tunisiennes, ce qui, selon Miloudi El Ghobentini, directeur de l'agence nationale pour l'emploi de Tunisie, risquerait d'amplifier le phénomène du chômage. «La création d'emplois ne compense pas les départs à la retraite»: Le séminaire a permis d'émettre un certain nombre d'observations concernant le marché de l'emploi dans les pays de notre région, surtout l'Algérie, le Maroc et la Tunisie. Il ressort que l'emploi dans notre région est caractérisé par une grande disparité entre les sexes et les âges. Les jeunes et les femmes sont les plus défavorisés sur le marché du travail. Et plus ces catégories sont diplômées, plus elles ont du mal à s'insérer sur le marché. Les facteurs explicatifs de cette réalité sont surtout d'ordre culturel. Mais le grand problème est que la création d'emploi de manière générale est en deçà des besoins, celle-ci n'arrive même pas à compenser pas les départs en retraite. Ce qui explique aussi la place prépondérante qu'occupe l'emploi informel dans les différents pays. Face à ces constats un certain nombre de recommandations ont été également émises. D'une manière générale, les participants ont estimé qu'une accélération de l'intégration régionale permettra aux Etats de mieux gérer les contraintes actuelles. S'agissant du Maroc, les efforts recommandés concernent la réduction des disparités régionales, l'alignement de l'enseignement aux besoins du marché et la révision du système de retraite, de telle sorte que la durée de la cotisation puisse être rallongée. « Les tendances de mauvais emplois sont les mêmes partout » :Abdelkhalek Touhami, Professeur d'économie à l'Insea et consultant international Les Echos : Vous venez de réaliser une étude sur la qualité des emplois au Maroc, en vous basant sur des données de 1999. Quel intérêt présente cette étude, dans la mesure où les données ne sont pas actualisées? Abdelkhalek Touhami : Notre difficulté dans le cadre de cette recherche, comme vous l'avez bien dit, a été liée à l'ancienneté des données sur lesquelles nous avons travaillé. Cela est dû au fait que nous n'avons pas eu accès à des informations récentes permettant de cerner la réalité actuelle. Nous avons envoyé une requête au Haut commissariat au plan mais elle est restée sans suite. Cependant, l'intérêt de notre travail réside dans la méthodologie, c'est la première fois qu'une méthode de mesure de la qualité des emplois est élaborée au Maroc. Si l'accès aux nouvelles données nous est garanti, nous pouvons publier annuellement un baromètre de la qualité des emplois. Cela permettra d'avoir une meilleure approche des questions relatives à l'emploi et au chômage au Maroc. Quels sont les critères sur lesquels vous vous êtes basés pour établir les profils des mauvais emplois ? Nous avons pris comme base les concepts établis par le Bureau international du travail, pour définir ce qu'est qu'un travail décent. À cela s'ajoutent plusieurs dimensions, qui varient d'un pays à un autre. Dans le cas du Maroc, nous avons retenu dix dimensions, comme: la durée du travail, la régularité de l'emploi, l'existence d'un contrat de travail, l'ancienneté dans l'emploi, le désir de changer d'emploi...ce sont là quelques unes des dimensions qui nous semblent caractéristiques du marché marocain de l'emploi. La base de données sur laquelle nous avons travaillé concerne 85.781 individus, dont (53%) en milieu urbain (47%) en milieu rural. Cependant, le travail lui-même est effectué sur les actifs occupés en milieu urbain et les emplois hors agricoles. Comment se situe le Maroc en termes de mauvais emplois par rapport aux autres pays ? Au Maroc, nous avons abouti à la conclusion que 16% des actifs occupés de la sous-population considérée seraient dans de très mauvais emplois. Une autre proportion de 16% serait aussi dans des emplois plutôt précaires. Les hommes et les femmes sont occupés de façon égale dans les mauvais emplois, car aucune différence statistiquement significative n'est enregistrée entre les sexes au niveau global. Lorsque nous comparons nos résultats à ceux des différentes études faites à l'international sur la question, nous constatons les mêmes réalités en ce qui concerne les profils types des mauvais emplois, seules les proportions différent d'un pays à un autre.