Le cinéma étant un des premiers secteurs touchés par la crise, quel avenir l'attend-il ? Fermeture des salles, annulation des festivals, arrêt des tournages, sorties reportées… le milieu de 7e art est durement impacté par cette crise sanitaire exceptionnelle. Le Maroc, où le secteur est déjà fragile, n'échappe pas à la règle. Le point avec les professionnels du cinéma… Le monde du cinéma est affecté par cette crise sanitaire sans précédent. Le secteur est à l'arrêt et ses artistes aussi. Si l'on se tourne d'abord vers les films et les séries en temps de confinement, les projets en cours sont en stand-by, et aucune prévision n'est possible. «On parlait d'une vingtaine de milliards de dollars de pertes comme conséquences. Mais il semblerait que les dégâts dépassent ce chiffre. Personne ne peut rien prévoir. Le Maroc est bien sûr touché. Nous sommes déjà fragiles, on souffrait. On a un problème de salles. Des salles ont réussi à vivre et à proposer de belles choses ces dernières années. Et là, c'est vraiment un coup dur», explique Bilal Marmid, critique de cinéma. «Côté chiffres, on ne peut rien dire. En Chine, les salles ont commencé à rouvrir, mais elles ont aussitôt fermé à cause de la deuxième vague de contamination», continue la même source. Au niveau de la fermeture des salles, la France compte déjà une perte de plus de 370 millions d'euros pour la filière depuis le début de l'année, par rapport à l'année dernière. «Les conséquences sont violentes pour le cinéma. Des salles vendent des billets d'abord, de la confiserie ensuite pour, enfin, vendre de la publicité. Du jour au lendemain, on perd 100% du chiffre d'affaire. La quasi-majorité des Etats du monde ont choisi le confinement pour arrêter la propagation du virus. Il faut se projeter, aussi: tant que nous n'aurons pas de population immune, personne ne retournera au cinéma ou au restaurant. Mon pire scénario est une réouverture dans 18 mois», explique Pierre-François Bernet, fondateur de Ciné Atlas, un complexe cinéma qui avait réussi à bien s'installer à Rabat et qui préparait son expansion dans plusieurs villes au Maroc. L'exploitant de salles a été pris de court par la vitesse de propagation du virus. Dans un premier temps, il a été décidé de mettre en place des mesures drastiques de distanciation sociale dans les salles, mais une circulaire du ministère de tutelle a demandé la fermeture des salles immédiatement. «Ce sera difficile, mais il faut tenir. Toute dépression ou guerre dans l'histoire a prouvé que l'après-crise est une période d'euphorie. Je pense que l'on va connaître une période magnifique avec une affluence record», confie celui qui perd, en 12 mois, 1.500.000 DH en restreignant les charges, en trouvant des solutions pour ses trente salariés et en prenant en compte toutes les aides de l'Etat. «C'est important que l'Etat marocain soit mobilisé. Un cinéma, du jour au lendemain, perd 100% de son chiffre d'affaires. Ce n'est pas une partie, c'est un tout. Et c'est extrêmement violent». Les tournages au Maroc pâtissent aussi de la situation. Sarim Fassi Fihri, directeur du Centre cinématographique marocain (CCM), rappelle que la période propice de tournage au Maroc est le printemps; plusieurs productions ne se sont pas contentées de reporter, mais d'annuler tout simplement. «Cela peut paraître obscène de parler de cinéma aujourd'hui, au vu du nombre de morts et de malades dans le monde et au Maroc, mais il ne faut pas oublier qu'une partie de la population ne vit que de cela et qu'elle se voit paralysée aujourd'hui». Les professionnels dans tous leurs états Si certains restent positifs et voient cette crise comme une occasion d'être plus créatifs, d'autres le sont moins et voient tout un monde s'écrouler. «Je suis très perturbée à différents égards: j'avais un film qui était à peine sorti en salles de cinéma quant le confinement obligatoire est intervenu, fermant les salles, et je ne sais plus ce qu'il va se passer pour ce film une fois que retour à la normale il y aura. Je n'ai pas d'autres dates pour la nouvelle sortie du film de Talal Selhami, «Achoura», qui a du être reporté… on avait déjà un problème de nombre de salles, de salles acceptant de prendre des films d'auteur; s'ajoute à cela la pandémie aujourd'hui. Je pense que c'est l'occasion de réinventer notre distribution de films», explique la productrice Lamia Chraibi, qui a quatre films en cours de post-production, totalement paralysés puisque le confinement empêche les gens de se réunir pour les finaliser. «Je dois lutter contre l'angoisse naissante relative à la manière de m'en sortir financièrement en cette période "sèche" où je ne peux faire aucune production exécutive pour payer les charges fixes qui sont tout de même importantes. Le bureau est en télétravail -donc au ralenti- mais même si on travaille en développement, aucun tournage n'est possible, les fonds d'aide et les investissements sont un peu opaques pour l'instant et pour la gestion future», continue la même source qui trouve tout de même du positif à cette période puisqu'elle lui permet de se consacrer exclusivement aux projets en développement. Lamia Chrabi est en écriture avec des cessions de 8h par jour via Skype avec le réalisateur et des consultants des quatre coins du monde. «Nous avançons ensemble pour parfaire les scénarios en cours d'écriture», s'enthousiasme-t-elle. Du côté des réalisateurs, Noureddine Lakhmari et Hicham Lasri prennent le confinement du bon côté. «En tant que réalisateur, je pense que cette crise permet de tout remettre en perspective: la société, le rôle d'un artiste, notre après-pandémie. Je pense que tout le monde sera affecté. Une question se pose: qu'est-ce qu'on on peut en tirer comme leçon ?», confie le réalisateur de Casa Negra. «Je suis quelqu'un d'optimiste. Pour moi, c'est une manière de s'enfermer pour faire des choses plus utiles qu'en temps normal. Au lieu de traîner dehors, passer d'un rendez-vous à un autre, cela m'a permis de lire un certain nombre de romans. J'ai écrit une pièce de théâtre, j'ai avancé sur deux projets ainsi que sur mon prochain roman. Faire du sport et apprendre à faire la cuisine. Je trouve que c'est intéressant, en tant que créateur, de vivre notre dépression, notre guerre. Beaucoup d'œuvres sont nées de crises comme cela. On envisage la vie différemment», ajoute le réalisateur de «The Sea is behind». Quant à la productrice hollywoodienne Khadija Alami, celle-ci continue à travailler pour ne pas «perdre». «En fait, je continue a prospecter, à répondre aux questions et je fais des budgets pour des projets qui démarreraient à partir de septembre. Je lis des scripts pour développement ainsi que ceux à exécuter pour les studios, je fais des recherches de lieux de tournage grâce au régisseur général avec qui je travaille, je sollicite mon équipe pour lui insuffler un peu d'espoir en l'avenir». Annulations en séries Un des coups durs de l'industrie est le report du Festival de Cannes. Si les sections «La Quinzaine des réalisateurs» et «La semaine de la critique» ont annoncé leur annulation, le délégué général du Festival de Cannes, Thierry Frémaux, qui envisageait un report fin juin-début juillet, continue de résister en proposant que la manifestation se maintienne sous une autre forme. «L'annulation du premier rassemblement mondial de la profession paralyse le monde, et nous avec !» précise Sarim Fassi Fihri, qui avait anticipé la chose en mars déjà, en demandant l'annulation de la participation du Maroc à l'édition 2020. «Même si nous n'avons que quelques films qui ont des chances d'être à Cannes, ce rassemblement est fait d'échanges, de rencontres avec les distributeurs, les coproductions éventuelles». Pour la productrice Lamia Chraibi, l'annulation du festival de Cannes est une catastrophe pour la profession car, pour exister, les films ont besoin d'être vus dans le cadre de la Semaine de la critique, de la Quinzaine des réalisateurs, d'Un Certain regard et, bien sûr, de la compétition, sans oublier le marché à Cannes, qui permet d'effectuer un travail demandant habituellement six à huit mois en quatre ou cinq jours seulement. «Les rendez-vous professionnels du «Producer Network» sont essentiels pour les projets en cours pour les coproductions et autres accords. Le calendrier des festivals, de manière générale, "organise" l'évolution de nos projets et l'avancement de notre travail», continue celle qui rappelle que cette décision des gouvernements est néanmoins compréhensible puisque, «après avoir compté les morts, l'idée du smoking et de la robe longue, des paillettes, du tapis rouge et du champagne n'est pas très cohérente». Khadija Alami, elle, ne prend pas l'annulation du Festival de catégorie A comme une catastrophe insurmontable. Elle qui est toujours en tournage à cette époque de l'année confie: «Pour moi, il n'est pas au centre de la production, donc on continuera à exister sans». Selon Bilal Marmid, qui couvre le festival de Cannes depuis des années, l'annulation est un coup dur pour le cinéma d'auteur, qui a déjà très peu de visibilité. «Cannes est la vitrine du cinéma mondial. On n'arrive même pas à imaginer où l'effort des cinéastes va aller. Ceux qui ont bossé sur leurs films toute l'année pour voir leur œuvre en avant-première… Le cinéma d'auteur a déjà peu de visibilité. C'est une catastrophe pour ces artistes». Quant à Hicham Lasri, ce genre d'annulation permet d'envisager l'événement autrement. De se poser la question suivant: qui de l'événement en lui-même ou de la créativité prime? «Pour moi, le plus important est d'être créatif parce que, quelque fois, on se retrouve dans une sorte de dictature, de marché, même si j'en fais partie. Tout a été reporté. Cette année, nous n'allons pas avoir de grande sortie de films. De grands films. Je pense que les gens vont se rendre compte que même les choses que l'on pensaient indispensables peuvent "collapser"». Quelles alternatives ? Pour la majorité des professionnels, outre les aides gouvernementales, l'alternative principale est Internet. Le Festival de Cannes vient d'annoncer qu'il comptait lancer son Marché du film online le lundi 22 juin afin de soutenir les professionnels de l'industrie du cinéma. «Nul ne sait ce que le deuxième semestre nous réserve et s'il sera possible d'organiser à nouveau de grands événements de cinéma, dont le Festival de Cannes, en 2020», déclare Thierry Frémaux, délégué général du festival. «Mais Cannes a décidé de faire évoluer sa formule pour cette année particulière. Voici une première initiative: un Marché du film online, lancé par Jérôme Paillard, le directeur délégué du Marché du film du festival. Ce marché d'un type nouveau est organisé en concertation et avec la participation de nombreux professionnels du monde entier», précise le communiqué de presse envoyé pour annoncer la décision. Concrètement, cela se manifesterait par des stands virtuels pour les agents de vente où les sociétés de vente pourront entrer en contact avec les acheteurs et présenter leurs nouveaux films et projets en cours dans un espace en ligne, équivalent numérique de leur stand à Cannes. L'idée est de mettre en place des pavillons virtuels pour les institutions du monde entier où celles-ci présenteraient leur cinématographie nationale, leurs commissions du film et lieux de tournage, soutiendraient leurs producteurs et organiseraient des rencontres dans un espace virtuel comme elles le font habituellement sur leur pavillon du Village International. Il y aurait également des projections en ligne, des programmes et des conférences transposés dans l'espace numérique (Cannes Docs, Cannes Next, Producers Network, Goes to Cannes, Frontières ou Fantastic 7), qui seraient adaptés afin d'offrir à ces communautés – créateurs, producteurs, agents de vente – les mêmes opportunités de rencontre et de présentation de leurs projets. Le Marché du film online proposera également des «speed meetings» autour de compositeurs, d'éditeurs de livres ou de producteurs. Cannes XR, programme consacré aux expériences immersives, présentera quant à lui ses projets dans un environnement permettant de visionner les films avec un casque de réalité virtuelle. «Cela ne remplacera jamais le marché de Cannes. Plusieurs pays viennent se vendre comme lieu de tournage, je ne vois pas comment cela pourrait se faire en ligne. Plusieurs ont besoin d'être à Cannes pour les contacts, la visibilité. Même si Venise a lieu, elle ne peut absorber et la Mostra et Cannes. C'est catastrophique. Il va sûrement y avoir un arrêt ou une paralysie du secteur pendant un moment», précise Sarim Fassi Fihri qui pense aux artistes dont les projets étaient prêts pour ce trimestre et qui ne pourront, faute de moyens, attendre l'édition 2021. Pour Lamia Chraibi, l'avenir est en ligne, mais à court terme. «Les investisseurs privés auront donc d'autres priorités que celle d'investir dans le cinéma et la gestion de crise qui pousse toutes les autres secteurs à repenser l'activité de manière à faire face a cette pandémie. Le cinéma doit se réinventer et nous devons faire partie de cette vague de renouveau en participant à trouver ensemble comment. En attendant, pour survivre mais surtout faire exister nos produits, nous comptons sur les plateformes Netflix Amazon, Apple, Sony… une période comme celle-ci montre à quel point la consommation de l'objet audiovisuel devient importante et même essentielle». Pour Noureddine Lakhmari, cette crise prouve qu'il faut plus que jamais investir dans l'art et la culture. «Je pense qu'il est aujourd'hui fondamental ou plutôt vital de continuer à soutenir notre cinéma afin d'exister dans ce monde, devenu une "rencontre visuelle globale". L'alternative consistera donc à continuer à échanger et à montrer nos travaux, même si c'est en créant des festivals virtuels, bien que rien ne puisse remplacer un festival où la rencontre humaine est la plus grande richesse. On a vu que le monde, particulièrement les pays qui ont compris l'impact de la culture, a augmenté l'investissement dans la culture et l'art. Comme disait l'autre, à quoi ça sert d'aller en guerre si on coupe le budget de la culture, un budget que l'on veut tout autant -et à tout prix- défendre?». Ali Hajji. Directeur général du groupe A3, coordinateur général du FIFM et directeur artistique des Semaines du film européen "Cannes est la principale plateforme de lancement des films d'auteurs" À quel point l'annulation d'un festival comme celui de Cannes est-elle un coup dur pour l'industrie du cinéma en général ? L'impact est très fort. C'est un vrai coup dur. Cannes est le plus grand festival de cinéma au monde, et son marché, le principal rendez-vous annuel des vendeurs et des distributeurs. Chaque année, des milliers de professionnels viennent de tous les pays pour y participer et conclure des deals. Le festival est aujourd'hui la principale plateforme de lancement des films d'auteurs de l'année. C'est extrêmement important, pour la carrière commerciale d'un film, que ce dernier soit sélectionné à Cannes, c'est une exposition très forte qui permet non seulement de le vendre à de nombreux pays, mais qui lui ouvre aussi, parfois, la voie des grandes cérémonies qui interviennent quelques mois après. titre d'exemple, trois des cinq films qui étaient nommés à l'Oscar du meilleur film étranger cette année étaient issus de la compétition cannoise. Y compris «Parasite», dont la première mondiale a eu lieu à Cannes, où il a remporté la Palme d'or bien avant de triompher aux Oscars (et de marquer ainsi leur histoire en devenant la première oeuvre en langue étrangère à remporter l'Oscar du meilleur film). Maintenant, le festival a annoncé que le marché se tiendrait en ligne fin juin et qu'une présence à l'automne était envisagée à travers certaines actions (création d'un label cannois, participations à d'autres festivals, etc). On attend de voir de quoi il s'agit précisément. Annecy, Glastonbury, Avignon... De nombreux festivals de cinéma, de musique et de théâtre ont été annulés. N'y avait-il pas une alternative possible pour sauver les projets de l'année ? C'est une situation inédite qui a pris de court tout le monde. L'essence même d'un festival est le rassemblement des publics. À partir du moment où les gouvernements interdisent les regroupements, les festivals n'ont pas d'autre choix que de s'y plier. L'alternative à une annulation est éventuellement un report à l'automne, mais la situation actuelle ne permet pas d'avoir de visibilité là-dessus. Les festivals se préparent de longs mois à l'avance avec des dépenses importantes et des prises de risques considérables sur le plan financier; je comprends donc que certains préfèrent annuler pour éviter de creuser le déficit plutôt que reporter sans aucune assurance que la levée de l'interdiction de rassemblement ait bien lieu et que les frontières soient rouvertes à l'automne. L'autre alternative au report est la transformation en une édition digitale. Mais je ne suis pas du tout pour ce genre de solution. Un festival est une expérience dynamique à vivre collectivement. Je trouve que ces initiatives de tenue en ligne ne sont pas convaincantes. Avec la fermeture, en parallèle, des salles de cinéma, comment se relever d'une telle crise ? Tous les regards sont tournés vers les gouvernements car personne ne sait aujourd'hui quelle sera l'issue de tout cela. Il est certain que tous les professionnels n'ont pas les reins suffisamment solides pour survivre à une crise d'une ampleur pareille. Seul un interventionnisme fort de l'Etat permettra d'en sauver quelques-uns.