Derrière l'image dorée de la petite bourgade de Bouznika, réputée pour sa belle plage et ses boîtes de nuit très prisées par la jeunesse casablancaise et rbatie, se cache une affaire dramatique, banalisée par l'impuissance et le silence. Le centre de santé de la ville apparaît à, première vue, comme un havre de paix: palmiers et verdure ornent sa grande esplanade. Premier fait suspect, une femme assise à l'entrée vend des seringues et des couches, comme un enfant vendrait des chewing-gums. «Tout un business se cache derrière. À l'intérieur du centre, médecins et infirmiers prétendent ne pas disposer de seringues, poussant ainsi les patients à aller en acheter à l'extérieur», explique le Dr.K., l'un des médecins du Centre. Quant aux couches, leur achat est «suggéré» aux parents dont le fils vient de se faire circoncire. «Va en acheter une près de l'entrée», ordonne S., le carrefour de toutes les opérations suspectes au sein du Centre. Ayant eu l'occasion d'étudier l'une des seringues vendues par l'âme charitable près de l'entrée, le Dr. K. s'indigne. «La seringue était visiblement usagée, puisque sa pointe était noircie. La boîte est refermée de façon artisanale». Ceci exposerait ainsi les patients à des maladies graves comme l'hépatite ou le sida. Rien que ça ! Des patients malmenés par un business bien structuré Venons-en justement à ces patients. Souvent, dans un état de fatigue prononcée, ils sont accueillis dans un centre de santé aux allures de souk, dans lequel une infirmière ou une femme de ménage, (l'une et l'autre ayant une apparence commune) procède à leur répartition. «Certificat médical? Circoncision? Radio?». Cela n'est pas sans rappeler les chauffeurs de taxi agglutinés aux abords des gares ferroviaires du pays. Chaque patient est ensuite dirigé vers le service concerné. «Chaque opération a son tarif : la radio coûte 70 DH, le certificat médical 100 DH, la circoncision 600 DH», déclarent plusieurs patients rencontrés par Les Echos sur les lieux. Etonnant lorsque l'on sait que seules les personnes nécessiteuses se rendent dans les centres de santé où les soins sont en majorité prodigués gratuitement. Une opération, un tarif Un médecin généraliste nous informe : «Lorsqu'une opération est facturée, le patient passe par la caisse du centre de santé, où on lui fournit un reçu. Le médecin n'a en aucun cas le droit de percevoir de l'argent en mains propres». Et pourtant, on reçoit en mains propres beaucoup d'argent à Bouznika. Le médecin chef du centre, le Dr Abdelali Naït, rejette en bloc ces accusations et affirme que «les patients ne paient absolument rien. Si versement il y a, il est dérisoire et est remis à l'infirmière, en guise de remerciement». Le mot est lâché : une corruption devenue un geste «normal». Plusieurs patients ont, pourtant, écrit noir sur blanc, avoir versé une somme d'argent, sans recevoir de reçu en contrepartie. Les rares patients présents, ce jour-là, étaient depuis longtemps devant la porte d'un médecin chef qui n'a donné aucun signe de vie de toute l'après-midi. De retour sur les lieux quelques heures plus tard, le Dr. Naït était bien là, mais l'ambiance paraissait rocambolesque: les patients semblaient supplier le médecin afin qu'il procède à leur consultation. Ce dernier haussait le ton face à des patients affaiblis par leur maladie. Pourquoi vouloir consulter à tout prix chez le médecin chef, puisque le centre compte une quinzaine de médecins? «Je ne sais pas pourquoi ils préfèrent tous venir chez moi», nous dit le médecin chef. Modestie démesurée ou déplorable manque de franchise? Plusieurs patients nous diront en aparté que les pots-de-vin sont monnaie courante... Quant aux autres éléments du corps médical, ils ont passé plus de temps dans la cours du centre de santé qu'à l'intérieur, à discuter de sujets divers qui semblaient les divertir allègrement. Quiconque dénonce est menacé Lorsqu'elle décide de dénoncer ces actes, le Dr. K. prétend avoir fait l'objet de menaces: «On m'a fait comprendre que primo, je n'avais aucune raison de me plaindre vu la charge de travail dérisoire que j'avais et que, secundo, si je le faisais, je le regretterais». Malgré ces menaces, elle a persisté en décidant de dénoncer les actes dont elle a été victime. Elle rédigera une lettre au délégué de la santé de Benslimane, lettre qui lui vaudra une convocation auprès de ce dernier. «Dès que j'ai franchi la porte de son bureau, il a commencé à crier «Tu te prends pour qui?». Il s'est avancé vers moi puis m'a poussée contre le mur. Je l'ai repoussé naturellement pour me défendre. C'est à ce moment-là que le médecin chef (Dr. Naït) également présent, s'est approché de moi et m'a asséné des coups de poings sur la poitrine». Le prétendu agresseur se défend: «Je ne l'ai pas touchée, elle était hystérique, m'a traité de tous les noms. Le délégué a, d'ailleurs, rédigé un compte-rendu de la scène le jour même et l'a adressé à la ministre de la Santé». Pourtant, le certificat médico-légal établi le jour de la prétendue agression décrit l'état du Dr. K: «Traumatisme thoracique par coup de poing ayant occasionné une douleur thoracique et une gêne respiratoire avec des palpitations, des ecchymoses de la face externe et de la cuisse gauche». Se serait-elle frappée toute seule? D'autres habitants de la ville de Bouznika, encouragés à dénoncer les actes dont ils ont été victimes, se sont retrouvés menacés à leur tour. «Lorsque l'on a voulu légaliser le document par lequel nous dénoncions ces actes frauduleux, les agents administratifs de l'arrondissement n'ont pas voulu les légaliser, par solidarité ou par peur du médecin chef», rapporte un témoin.Cette sombre affaire, aujourd'hui dévoilée sur nos colonnes, ne constitue certainement qu'un exemple parmi d'autres. Et, quelle que soit son issue, elle aura au moins permis de mettre à nu les conditions précaires que vivent les malades des services publics de la santé. La corruption, préoccupation du ministère de la Santé Un appel d'offres a été lancé le 12 novembre dernier en vue d'évaluer et de réaliser le diagnostic de la corruption dans le secteur de la Santé. Cette étude s'étendra sur tous les organes agissant dans ce domaine, à savoir les hôpitaux, les cliniques, les dispensaires, les mutuelles, et le ministère lui-même. Le bureau d'études sélectionné devra réaliser l'étude en deux phases, l'une portant sur les pratiques en vigueur de lutte contre la corruption, l'autre sur les manifestations de cette corruption. Des recommandations devront être proposées quant à l'amélioration de la politique de lutte contre la corruption actuelle. Le bureau d'étude, chargé de réaliser cette étude, aura 6 mois pour livrer le résultat de son travail. Le Docteur Abdelali Naït procédant à une circoncision, aidé par la dénommée S. Quelques-uns prétendent que cette dernière, femme de ménage et infirmière à la fois, passerait de la serpillère au bistouri. Le Dr. Naït soutient que S. ne fait que l'aider à tenir l'enfant. Mais malgré cela, est-ce bien normal? (Photo : Les Echos)