Les événements qu'a connus la Tunisie, le week-end dernier, sont riches en enseignements. Ils nous permettent de reposer la question du rapport entre l'économie et la démocratie. Le changement politique dans ce pays a étonné par sa rapidité. Pendant 23 ans de règne, Ben Ali semblait avoir réussi à installer un état policier capable de tout contrôler. Mais voilà que le suicide d'un jeune diplômé entraîne la chute d'un régime qu'on croyait inamovible. Le contraste est saisissant entre un appareil de répression qui a travaillé à façonner les esprits et à semer la peur dans les âmes et les quelques jours qu'il a fallu pour que toute cette structure chancelle. Contrairement à d'autres situations de révolte dans l'histoire récente, les personnes descendues dans la rue n'étaient pas encadrées dans leur action. Aucun chef d'opposition n'a émergé pour symboliser cette révolte et en prendre la direction. Ben Ali avait pris soin de détruire toutes les structures qui risquaient justement de jouer ce rôle. Peine perdue. Le peuple a été guidé par son désarroi, mais aussi par quelque chose que le président déchu a lui-même contribué à fabriquer : une maturité et une conscience remarquables. Nous l'avons vu quand il a fallu que les gens prennent en charge leur propre défense contre les bandes de pilleurs. Le mode d'emploi d'un dictateur Comme tout dictateur, Ben Ali avait pour souci majeur de durer. Il espérait y arriver par plusieurs voies. La première est d'éliminer toutes les velléités d'opposition. Les partis politiques étaient soumis à la volonté du président. Vidés de leur sens, ils jouaient la figuration. Ceux qui refusaient d'obtempérer étaient harcelés, jetés dans des prisons ou contraints à l'exil. Le régime a aussi utilisé l'économie pour redorer son blason et assurer sa pérennité. La Tunisie, malgré tout ce qu'on a dit dernièrement, a plutôt réussi sur ce plan et a pu assurer une croissance importante qui n'a malheureusement pas profité à tous. Avec un seuil de pauvreté en 2005 de 3,8% de la population (contre 15% chez nous) et un indice de développement humain qui classe le pays au 98e rang (contre 114e pour le Maroc), la Tunisie a ramené le taux d'alphabétisation des jeunes (15-24 ans) à 97% pour les hommes (contre 84% au Maroc) et 94% pour les femmes (67% au Maroc). Les jeunes qui sont descendus dans la rue étaient scolarisés et, pour nombre d'entre eux, diplômés des universités. Ils avaient une conscience des enjeux et étaient capables de comprendre que quelque chose ne tournait pas rond dans le pays des Carthaginois. Ils ne souffraient pas de famine, mais avaient faim de liberté. Ils voulaient une plus juste répartition des richesses. La dictature de Ben Ali différait de ce point de vue des dictatures classiques qui maintenaient leur peuple dans une misère à la fois matérielle et intellectuelle. Le régime Ben Ali a compté sur le contrôle et a créé de ce fait une contradiction fondamentale entre des gens de plus en plus informés, de mieux en mieux formés, mais gouvernés par un régime d'un autre temps. C'est un peu à l'image de cette contradiction dont parlait Marx dans son manifeste de 1848, lorsqu'il affirmait que «la bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs». Le régime de Ben Ali, par sa volonté de garder le pouvoir tout en tentant de développer le pays, a doté la Tunisie d'un capital humain capable, grâce à l'instruction reçue, de ne pas transiger sur sa liberté. Il y a décidément des contradictions qu'on ne peut pas maintenir éternellement. Privation des libertés, l'erreur du régime Ce n'est certainement pas le taux de chômage de 14% qui explique cette révolte. En Espagne, ce taux atteint les 20% sans que cela ne semble mettre en danger le régime. Ce n'est non plus pas une question de crise économique. Les gens sont sortis en Grèce pour manifester avec violence contre les conséquences d'une des pires crises qu'a connues ce pays. Le gouvernement grec pouvait tomber, mais à aucun moment le régime ne semblait remis en cause. On ne remet pas en cause un régime démocratique mais seulement les gens qui sont aux commandes. C'est la force des démocraties. L'erreur du régime tunisien est d'avoir cru que les chiffres de la croissance pouvaient masquer la misère politique. Une erreur d'autant plus fatale que ce régime ne disposait pas de la soupape « liberté » qui permet encore aux sociétés démocratiques de tenir. Ben Ali a voulu un libéralisme sans liberté. Il a cru qu'il suffisait d'aligner les bons indicateurs pour faire l'économie de la liberté. Il faut décidément être attentif à cette tendance que Bruckner appelle «économisme» et qui associe la réussite à plus de croissance et de développement économique laissant de côté les éléments humains. Dans un monde aussi ouvert que le nôtre, l'homme peut encore s'accommoder des difficultés économiques mais pas du manque de liberté.