Où en est l'intégration économique régionale au Maghreb ? Francis Ghilès : Aujourd'hui, elle est en panne car, depuis le milieu des années 1990, elle bute sur des obstacles politiques qui peu à peu défont ce qui avait été accompli. Au milieu des années 1980, une fenêtre d'opportunités favorables avait pu être ouverte, ce qui a conduit à la fondation de l'Union du Maghreb Arabe (UMA) en 1989. En 1984, le président Chadli Bendjedid avait convaincu les dirigeants algériens de ne pas faire de la résolution de la question de frontières internationalement reconnues au Maghreb un préalable à la reprise des relations diplomatiques entre l'Algérie et le Maroc. Le pari d'une politique de coopération économique à petits pas, politique qui rapprocherait l'Algérie et le Maroc et les pays voisins, fut accepté par Hassan II. Et c'est ainsi que des négociations pour la construction d'un gazoduc reliant l'Algérie à la péninsule ibérique purent être initiées. Le chef de l'Etat algérien fit preuve de courage politique pour vaincre les réticences de certains dirigeants de l'armée et de la sécurité algérienne. Pourquoi un gazoduc pour rapprocher les deux pays ? Le choix de construire un gazoduc s'expliquait par deux faits : la technique de pose d'un gazoduc en eaux profondes était depuis peu maîtrisée par la compagnie italienne SAIPEM et le marché espagnol d'énergie était en pleine croissance. Le Maroc, lui, y trouverait son compte grâce aux royalties qu'il en tirerait . La perspective d'achat par le Maroc de gaz algérien (au-delà des quantités offertes par les royalties) s'ouvrait également, et cela permettait au royaume de satisfaire ses besoins croissants, notamment à Jorf Lasfar et à Casablanca. Ces négociations aboutirent au début des années 90 à un accord pour construire le gazoduc Pedro Duran Farrell. Le Maroc fit néanmoins deux erreurs : la première fut d'insister pour obtenir des royalties de 7% du flux de gaz (la Tunisie avait accepté 5,5% pour le gazoduc Enrico Mattei qui reliait l'Algérie à l'Italie depuis 1983) ; la seconde fut de refuser une participation de l'Algérie au capital de la partie sous marine du nouveau gazoduc, alors que tel était le cas pour la partie sous marine du gazoduc Enrico Mattei, seul pipeline de gaz sous-marin existant à l'époque -et donc offrant de ce fait un exemple qu'il était facile de suivre. En plus le Maroc, qui s'était initialement engagé à acheter 1 milliard de mètres cubes de gaz Algérien par an au-delà des royalties, retira cette offre juste avant la signature du contrat. Nonobstant ces maladresses, résultat sans doute du manque de vision à long terme des négociateurs marocains, et malgré le froid glacial qui règne actuellement dans les relations entre les deux pays, je ne suis pas le seul à penser que c'est par un accord autour de l'utilisation conjointe des phosphates, du gaz, du souffre et de l'ammoniaque que se construira le Maghreb économique. C'est n'est qu'à cette condition et en acceptant de mettre un tant soit peu en commun leur souveraineté, comme ont su le faire les pays européens après 1945, que les pays du Maghreb deviendront des acteurs de leur propre histoire sur la scène mondiale. Sinon, les dirigeants politiques de la région porteront devant leurs peuples la responsabilité d'avoir légué aux générations futures des pays réduits à l'état de simples pions sur l'échiquier international. Vous évoquez le courage politique de Chadli Bendjedid mais était-ce si difficile de convaincre les dirigeants algériens qu'il fallait tout faire pour vendre du gaz à l'Espagne ? L'Algérie vendait déjà du gaz à l'Espagne sous forme liquéfiée depuis 1969 et aurait pu continuer à développer ses ventes sous cette forme – son courage n'avait rien à voir avec cet aspect de la question. C'est briser la glace entre les deux pays qui demandait de l'audace. Il faut se souvenir des appréhensions manifestées à l'époque du côté algérien. Lors des négociations sur le futur gazoduc, quelques années plus tard, en 1989, Kasdi Merbah posait même la question de savoir si le Maroc pourrait être tenté, dans le futur, de couper les flux de gaz en provenance de l'Algérie. La réponse qui lui a été faite par un des dirigeants de la Sonatrach est qu' «il y aurait la flotte espagnole devant Casablanca quelques jours plus tard». Jamais le Maroc n'oserait menacer si directement les intérêts de l'Espagne et du Portugal dans une affaire régie par des contrats internationaux. Le gazoduc était donc un premier jalon dans la construction de relations économiques solides. Mais au vu de la passion que peuvent revêtir parfois les relations entre les pays voisins dans la région, c'était déjà la marque d'une certaine sagesse et d'une certaine vision que de s'engager sur une affaire où les bénéfices mutuels étaient évidents. La détérioration des relations entre l'Algérie et le Maroc à la fin des années 1990, dès avant l'inauguration du gazoduc, fit que les craintes algériennes initiales se retrouvèrent désormais du côté marocain. J'ai entendu des Marocains exprimer à leur tour des inquiétudes sur les éventuelles coupures de gaz, à l'occasion de séminaires. Je remarque que ces allégations venaient souvent de gens parfaitement ignorants en matière d'énergie et qui ne connaissaient pas l'histoire des négociations du gazoduc Pedro Durran Farrell. Bien évidemment ces intervenants ne savaient se plaisaient à rappeler les coupures de gaz Russe vers l'Europe, provoquées par des désaccords russo-ukrainiens. Il faut tout de même rappeler que les rapports entre l'Ukraine et la Russie ne peuvent être comparés à ceux entre le Maroc et l'Algérie. L'Algérie, depuis 1964, n'a d'ailleurs jamais sérieusement manqué à ses engagements vis-à-vis d'acheteurs étrangers en matière de gaz. Un pays producteur important, quel qu'il soit, peut difficilement se permettre un tel comportement. Et Algérie, troisième plus important fournisseur extérieur de gaz à l'Europe, ne peut, pas plus qu'un autre, se permettre de manquer à ses obligations contractuelles. En tout état de cause, une bonne connaissance du dossier technique et commercial reste un préalable à toute discussion sérieuse sur la question. Mais cela ne signifie pas qu'il faille ressasser l'Histoire pour s'interdire de penser le futur. Vous parliez d'un recul dans l'intégration maghrébine ? Vous voulez parlez du nouveau gazoduc MEDGAZ ? À partir de juillet 2010, l'Espagne et l'Algérie seront reliées par un nouveau gazoduc alors même que le premier gazoduc donc je vous ai relaté les négociations fonctionne en dessous de sa capacité. C'est économiquement absurde. L'idée de stigmatiser «l'Autre» – que cela vienne de Rabat ou d'Alger- comme étant l'unique responsable du recul de l'Union du Maghreb Arabe (UMA) ne correspond pas à la réalité des faits : chaque pays a sa part de responsabilité, et vus les changements rapides qui ont cours dans le monde d'aujourd'hui, de tels propos n'ont que peu d'intérêt. Non content de durcir les termes du contrat du gazoduc Pedro Duran Farell par rapport à ceux du gazoduc Enrico Mattei (dont la formule avait pourtant été imaginée par les Italiens qui sont orfèvres en la matière) le Maroc changea donc d'opinion au cours des années 90. Rappelons que la Sonatrach s'était engagée auprès du Maroc à garder 1 milliard de mètres cubes de gaz disponible pour les futurs besoins marocains, notamment à Jorf Lasfar. Mais dès que les tensions politiques ont repris, le Maroc estima qu'il ne pouvait pas faire confiance à l'Algérie comme futur pourvoyeur important de gaz. La peur – du moins la peur affichée publiquement – avait changé de camp, et la Sonatrach se retrouva avec un client de moins que prévu. L'Algérie se lança alors avec des partenaires européens dans la construction d'un gazoduc la reliant directement à l'Espagne. Même si ce gazoduc ne pourra pas opérer à pleine capacité lorsqu'il entrera en fonction cet été, son existence hypothèque les relations économiques entre les deux grands pays du Maghreb. Le gazoduc existant ne fonctionnera pas à pleine capacité pour longtemps. Non seulement le Maroc devra envisager des solutions plus coûteuses d'importation de gaz liquéfié mais il ne pourra plus espérer toucher 7% de royalties sur un volume croissant de gaz en transit. Nous sommes en pleine absurdité économique – et cette absurdité a un coût. Pourtant aujourd'hui le Maroc est demandeur de plus de gaz notamment pour les centrales de Tahhadart et de Ain Beni Mathar. L'Algérie a indiqué en 2008 ne pouvoir assumer une telle livraison. Que voulez vous, c'est peut-être là la réponse du berger à la bergère. Après avoir renoncé à l'option du gaz algérien, le Maroc y revient, une décennie plus tard, et forcément cela déplaît à l'Algérie. Ce qui est sûr également, c'est que le gaz algérien était très sollicité au moment où le Maroc a fait cette demande, notamment en raison de la méfiance européenne envers la Russie mais aussi parce que le gaz est le combustible le moins polluant pour produire de l'électricité, parmi les sources d'énergie fossile. Après l'abandon de l'option nucléaire, beaucoup de pays européens se sont tournés vers cette énergie et le marché du gaz a donc retrouvé beaucoup de vitalité. La crise économique en Espagne a fait baisser la demande ibérique pour le gaz algérien – mais pour combien de temps ? Aujourd'hui, la situation est pourtant intéressante. L'Algérie est confrontée à la baisse de la demande mondiale de gaz suite à la crise économique. De plus, elle voit le marché nord américain lui échapper en raison du développement de nouvelles techniques de production et d'extraction de «gaz non conventionnel». Je ne pense pas que ces nouvelles techniques de production de gaz connaissent un développement aussi rapide en Europe, car elles causent des dommages environnementaux assez importants, mais c'est un élément stratégique à prendre en compte pour les exportateurs de gaz conventionnel comme l'Algérie. La révolution technique pourrait fragiliser sa première ressource d'exportation. Le contexte actuel de ralentissement économique pourrait donc être favorable à une sortie de crise «par le haut», avec un accord entre le Maroc, dont les besoins énergétiques augmentent, et l'Algérie, qui a besoin de nouveaux débouchés. D'autant que le modèle économique et industriel algérien est condamné à évoluer. Notez que deux séminaires sur le Coût du Non Maghreb en Espagne en 2006 et 2007 ainsi que le rapport du Peterson Institute de Washington en 2008 ont réuni des spécialistes éminents du Maghreb, d'Europe et des Etats-Unis, dont certains entrepreneurs privés Marocains, Algériens et Tunisiens, pour débattre de ces questions. Leurs conclusions sont sans appel : tous reconnaissent le potentiel économique d'un Maghreb où les hommes et les capitaux circuleraient plus librement ; tous affirment que la situation actuelle est fortement destructrice de valeur ; tous souhaitent un espace économique plus large pour développer leurs entreprises ; tous espèrent un Maghreb intégré qui puisse exister sur la scène internationale. Ressasser les querelles d'hier est donc futile. Il faut bien comprendre que le désaccord entre l'Algérie et le Maroc sur la coopération énergétique et industrielle condamne le futur économique de toute la région qui se résigne à être un pion parmi d'autres aux mains des Européens, des Chinois et d'autres puissances. Quant à l'Union Européenne, si elle ne montre pas plus d'ambition vis-à-vis de la région, et bien, la Chine fera le Maghreb. Par les temps économiques qui courent, ceux qui se contentent de l'immobilisme sont condamnés à disparaitre. Voulez vous dire que bien qu'elle détienne des réserves de change importantes l'Algérie peut trouver un intérêt à coopérer avec ses voisins ? Si vous voulez bien aller au-delà des réserves de change, il faut constater que le modèle industriel algérien crée très peu d'emplois, et finalement pas beaucoup de richesses – ou alors ces richesses s'exportent. Selon de récentes estimations menées à bien dans les réseaux bancaires, les citoyens privés des trois pays du Maghreb central détiennent environ 150 milliards d'US dollars hors des frontières de la région, ce qui est, soit dit en passant, une illustration parfaite de leur peu de foi dans l'avenir de leurs pays respectifs. Pour revenir à l'Algérie, 98 % de la valeur ajoutée des exportations de ce pays provient de l'exportation de gaz et de pétrole, le même pourcentage que dans les années 1970 ! L'Algérie lance une nouvelle tentative d'industrialisation par l'automobile. La première tentative, dans les années 1980, n'avait pas aboutit. Mais encore une fois l'Algérie travaille seule, sans partenaires internationaux et sans partenaires régionaux. C'est une situation absurde alors même que Renault s'implante à Tanger et que les complémentarités auraient pu être valorisées entre l'Algérie et le Maroc dans ce domaine, comme dans tant d'autres. Enfin si on revient à la question de la valeur ajoutée, le problème est qu'il n'y a pas d'industrie de transformation des produits bruts du côté algérien. Or lorsque je vois d'un côté de la frontière un pays qui détient le premier groupe au monde d'extraction de phosphates , groupe au demeurant en pleine expansion et modernisation, et de l'autre un pays qui produit des hydrocarbures, je constate qu'il est fort dommageable pour tous qu'il soit impossible de mettre sur pied une industrie pétrochimique pour former le pôle de production d'engrais phosphatés le plus compétitif au monde. Combien d'ingénieurs ou de diplômés sont au chômage au Maghreb ? Peut-on rayer d'un trait de plume toutes les potentialités de création d'emplois qualifiés pour des raisons politiques? L'absurdité économique est porteuse de graves risques pour toute la région. Aujourd'hui les grands pays émergents comme l'Inde, le Brésil, la Chine ont besoin de ces intrants pour financer leur développement agricole. Ce sont là de nouveaux marchés solvables de taille immense. Les pays maghrébins pourraient renforcer leur position dans ces pays, renégocier leurs partenariats et viser une présence active et combien porteuse d'avenir dans une industrie stratégique. Pour avancer sur le chemin de l'intégration économique la confiance reste le maître mot. Il faut croiser les participations dans le capital des entreprises publiques et privées maghrébines , associer les intérêts entre entreprises maghrébines, pour créer des liens de confiance basés sur la reconnaissance des intérêts réciproques. La devise de Lord Palmerston ministre anglais et grand inspirateur de la politique étrangère du Royaume Uni de 1830 a 1865, reste d'actualité encore aujourd'hui : «Nous n'avons pas d'alliés éternels et nous n'avons pas d'ennemis éternels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et ce sont ses intérêts qu'il est de notre devoir de défendre».