L'une des controverses théoriques les plus anciennes est celle qui oppose libre-échange au protectionnisme. La décision prise récemment par le président US de taxer les importations d'acier et d'aluminium, pour ne citer que cet exemple, s'inscrit parfaitement dans le cadre de cette problématique théorique qui remonte à plus de deux siècles. Ainsi, lorsque les premiers fondateurs de l'économie politique, en l'occurrence Adam Smith (1723-1790) et David Ricardo (1772-1823), optaient pour le libre-échange sur la base d'une certaine spécialisation internationale en fonction des avantages comparatifs, ils ne faisaient en fait que défendre les intérêts établis de l'Angleterre et consacrer sa domination économique sur le reste du monde. L'exemple illustratif de Ricardo est bien connu : l'Angleterre et le Portugal gagneraient à l'échange en fonction de leurs avantages comparatifs, si le Portugal se spécialiserait dans la production du vin (produit agricole) et l'Angleterre dans celle du drap (produit industriel). Cette thèse d'apparence séduisante, a de graves conséquences sur l'avenir des deux nations, car elle consacre le statu quo et prive le pays en retard (ici le Portugal) à s'industrialiser le condamnant ainsi à demeurer un pays agricole sans jamais pouvoir se doter d'une industrie nationale. À la même époque, un économiste allemand, Friedrich List (1789-1846) auteur du «Système national d'économie politique», développait une thèse inverse à celle des deux Anglais. Appartenant à un pays en retard par rapport à l'Angleterre, List préconisait un «protectionnisme éducateur» pour soutenir une industrie naissante, considérant que le libre-échange ne serait bénéfique et juste qu'entre des partenaires de même poids. C'est comme les compétitions sportives: on ne peut pas imaginer sur le même ring un poids lourd et un poids léger ! Malheureusement, les thèses de F. List demeuraient peu connues du grand public et ce sont les thèses libérales d'Adam Smith et de D. Ricardo, avec leurs prolongements théoriques contemporains, qui se sont imposées et qui ont acquis une certaine notoriété «scientifique». Dans la pratique, le libre-échange n'a jamais cessé d'être un simple alibi pour défendre les intérêts purement nationaux. Il faut être extrêmement naïf pour prétendre le contraire ! D'ailleurs, les discussions au sein de l'OMC (Organisation mondiale du commerce) et l'impasse dans laquelle cette organisation multilatérale se trouve aujourd'hui se justifient largement par cette opposition entre gagnants et perdants de la mondialisation. Rappelons que l'OMC devait voir le jour au même moment que le FMI et la Banque mondiale, suite à la conférence de Bretton Woods en 1944. Mais, les différends ayant surgi entre les parties prenantes ont fait que la création de l'OMC fût reportée à une date ultérieure. On s'est contenté de la création de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce en 1947 connu sous son acronyme anglais GATT (General Agreement on Tariffs and Trade). Cet accord a fonctionné sur la base de «rounds» jusqu'à la création de l'OMC lors de la conférence de Marrakech en 1995. Même l'Accord de Marrakech fut loin d'être exhaustif et d'englober tous les produits. Des pans entiers de l'activité économique et de services en ont été exclus : agriculture, propriété intellectuelle (exception culturelle), marchés publics...Autant de questions qui demeurent encore posées. D'une façon générale, ce sont les dominants qui dictent leur vision au reste du monde. Certains pays ont pris conscience de ce jeu qui est loin d'être à somme nulle. La Chine, par exemple, ne s'est pas empressée pour adhérer à l'OMC. Elle ne l'a fait qu'en 2001 une fois qu'elle a consolidé sa base productive et commençait à faire parler d'elle en tant que force montante qui est en passe de devenir, à terme, la première puissance mondiale. La leçon à retenir de ce survol historique et de ces rappels théoriques est la suivante : le libre-échange n'est pas une religion. Il est l'arme des plus forts pour asseoir leur domination sur le monde. Notre pays qui cherche encore à consolider son tissu productif et à disposer d'une industrie créatrice de valeur ajoutée doit en être conscient. Entendons-nous bien, il ne s'agit nullement de plaider pour un protectionnisme à la List ! Mais entre un protectionnisme total et une ouverture tous azimuts, il y a bien des opportunités à saisir. Une chose est sûre : le Maroc ne peut pas s'accommoder de la situation actuelle caractérisée notamment par un déficit chronique de sa balance commerciale, la fermeture par centaines, voire par milliers, de ses unités de production, l'aggravation du chômage et de la dette extérieure.... Alors que nous sommes appelés à réfléchir aux contours d'un nouveau modèle de développement, n'est-il pas opportun de revisiter la politique d'ouverture suivie par notre pays et de soumettre les accords de libre-échange signés avec différents pays à un examen critique et une évaluation objective ? En prenant en considération d'abord et avant tout nos intérêts nationaux. Abdeslam Seddiki Economiste, ancien ministre de l'Emploi et des affaires sociales