Aujourd'hui, je ne me sens pas très bien : mon banquier m'a appelé de bon matin pour me tirer les oreilles, les journaux n'annoncent rien de transcendant, mon café est trop froid, ma femme de ménage a cassé un beau cendrier (j'ai arrêté de fumer, mais ce n'est pas une raison), en sortant du garage, j'ai accroché mon pare-choc, et, pour couronner le tout, dès que j'ai mis mon nez dehors, j'ai vu qu'il ne faisait pas très beau. Je me suis dit alors que le printemps arabe, c'était fini et j'ai commencé à rigoler tout seul de ma propre vanne fanée. Bref, tout était réuni pour que je ne sois pas dans mon assiette. Pour quelqu'un qui est payé pour mettre les pieds dans le plat... et puis, eurêka ! J'ai eu une pensée soudaine pour des gens que je connais à peine, pour la simple raison que je ne les côtoie pas tellement, et quand ça m'arrive, ce n'est généralement qu'accidentellement. J'ai nommé ceux qui ont été nommés un jour, mais qui vont bientôt être dégommés. Comme vous l'avez sûrement deviné, il s'agit de nos amis les actuels ministres qui, les malheureux, ne le seront plus, et c'est tant mieux. S'il vous plaît, je vous en prie, pas de sifflements ! Ils sont déjà assez affligés comme ça, on ne va pas les accabler encore plus. Vous vous rendez-compte ? Dans moins d'un mois, après avoir été tout ce qu'ils ont été, ils vont se retrouver, du jour au lendemain, comme s'ils n'ont jamais été ! Je dis ça comme ça, mais en vérité, je n'ai aucune idée de ce que peut ressentir un ministre qui n'est plus ministre après avoir été longtemps ministre. Personnellement, je ne suis jamais passé par cette expérience, et je suppose que c'est le cas de la majorité d'entre vous. Je ne vous cache pas que j'aurais bien voulu, mais on n'a jamais voulu de moi. Pourtant, je vous jure que j'aurais volontiers tenté cette aventure, ne serait-ce que le temps de me refaire une petite santé grâce aux nombreux voyages aux frais de mes concitoyens qui ne voient jamais rien, de me réconcilier avec mon banquier qui serait bien content de voir des virements affluer de partout, de conduire à ma guise les plus belles caisses sans me soucier de qui décaisse, de passer à la télé à chaque fois que je n'ai rien à dire, et tout ça, quitte à me retrouver, un jour, comme eux, avec ce titre terrible d'«ex-ministre», à titre de cadeau d'adieu. Oui, ça doit être horrible, mais je suis prêt à me sacrifier, comme l'ont fait, à leur tour, ceux et celles qui vont bientôt déguerpir à leur tour. Oh Mon dieu ! Je pense qu'il n'y a pas plus odieux que de devenir un ou une «ex»-ministre. D'abord, dans la minute qui suit le moment où vous n'êtes plus ce que vous avez été, vous êtes sûr (e) que la moitié de vos ami(e)s vont vous tourner le dos. J'en ai connu dont la propre moitié avait décidé de claquer la porte parce qu'elle ne pouvait pas supporter qu'on ne l'appelât plus «Madame la ministre», même si elle n'était en fait que la femme de son mari. Ensuite, un ou une ex-ministre, à partir du jour où il ou elle quitte son bureau forcément cossu de ministre, ne veut plus rentrer dans un autre bureau fût-il encore bien plus cossu que le sien. C'est un truc que j'ai mis beaucoup de temps à piger, et je vais vous donner, aujourd'hui, en avant-première mondiale, le fruit de mes longues cogitations. En fait, la différence gigantesque entre un très beau bureau de ministre et un bureau encore plus beau de pas ministre, c'est qu'à la porte du premier, il y a toujours un garde de bureau en rouge tarbouche et bleu de boulot, qui vous accueille chaque matin en faisant le «garde-à-vous» et, bien entendu, en claquant les sabots. Et ça, j'imagine, il n'y a pas plus beau. Vous allez me rétorquer que qu'est ce qui l'empêcherait de recruter un bon chaouch, avec un beau tarbouche et qui le saluerait du matin et soir ? Si vous me dites ça, je vais comprendre que vous n'avez rien compris aux us et coutumes de notre makhzen, aussi bien l'authentique que le moderne. C'est simple : dès que vous dépassez le seuil de la porte du gouvernement, toute tentative de reproduire les avantages dont vous avez bénéficié jusque-là, serait considérée par les hautes instances de surveillance, comme une volonté délibérée de maintenir votre super statut au-delà des limites admises, et ça, ce n'est pas du tout admis. Vous aurez quand même une consolation de taille : vous aurez le droit de continuer de vous faire appeler «Monsieur le ministre» ou «Madame le Ministre», ad vitam-aeternam ! Alors, s'il vous plaît, revenez à vos places et essuyez vos larmes. Quant à vous, les comme moi, passez un bon week-end à vous marrer de tout ça, et en attendant, répétez après moi : vivement le changement et vivement vendredi prochain.