Le bonheur tient souvent à si peu de choses. C'est parfois un bonheur éphémère ou illusoire mais c'est quand même un bonheur salutaire en temps de crise. Nos partenaires économiques sont au bord de l'effondrement, l'incertitude sur notre avenir économique est grande, les révolutions arabes, qui devaient apporter une brise printanière et redonner de l'espoir, sont en train de trop durer avec des évolutions encore incertaines. Nous sommes appelés à voter sans aucune garantie de ne pas reproduire un fade remake du même paysage politique immuable. Nous ne savons pas si notre économie tiendra encore avec la pression qu'elle subit de la part d'une Caisse de compensation trop généreuse. Pas de doute, les temps sont difficiles et pourtant il ne tient qu'à nous de garder l'espoir. Une dame est allée voir un psychiatre parce qu'elle se sentait déprimée. Le psy sonda soigneusement son fond et traqua les moindres recoins de son inconscient avant de lui prescrire quelques calmants en y ajoutant une recommandation assez insolite. Il demanda à la dame de cesser de regarder Al Jazeera. Je n'ai été que partiellement étonné par une telle recommandation car on ne s'y intéresse bien évidemment qu'aux nouvelles catastrophiques comme les tsunamis, les attentats, les guerres... La chaîne Qatarie respecte scrupuleusement cette règle et ne laisse aucune place, dans ses informations, à la joie. De quoi nous faire regretter notre vaillante télévision nationale, qui par son pouvoir soporifique a grandement contribué à la santé mentale des Marocains. Dans les années 80 et 90 et malgré le Plan d'ajustement structurel, la répression policière et le manque total de liberté, je ne serais pas étonné si les statistiques montraient que le taux de suicide était moindre qu'aujourd'hui. Il suffisait de se mettre devant la télévision pour voir le monde en rose. Convaincu de l'utilité de s'extraire de temps en temps de la morosité ambiante, je ne manque jamais de traquer le petit rayon de soleil qui perce dans un ciel brumeux. J'ai été sincèrement heureux de voir se concrétiser le projet du TGV. Ma joie est toutefois loin d'être partagée. En effet, une levée de bouclier a accompagné le lancement du projet présenté comme une erreur économique. On se plaît à rappeler que le coût du TGV, estimé entre 20 et 25 milliards de dirhams selon qu'on parle de la ligne jusqu'à Kénitra ou Casablanca, est faramineux pour une économie en souffrance. On évoque aussi nos retards dans d'autres secteurs prioritaires. Si nous avons encore des problèmes au niveau de l'enseignement, du logement, de la santé, qui sont bien entendu prioritaires, ce n'est pas parce qu'on s'est attaché à lancer un TGV, mais parce qu'il y avait une dilapidation des deniers publics depuis des décennies. Ce ne sont pas moins de quatre TGV Tanger-Casa qu'on aurait pu lancer si la CNSS n'avait pas été délestée de quelques 140 milliards de dirhams depuis les années 70. La différence entre l'argent mis dans un TGV et celui volé des caisses de la retraite est énorme non seulement au niveau des chiffres mais aussi en ce qui concerne l'usage qui en a été fait. Les infrastructures, même quand elles ne sont pas prioritaires, restent. C'est un débat qu'on voit partout, même dans des pays développés où les investissements dans des projets grandioses outrent ceux qui voient s'étaler sur les unes des journaux des sommes astronomiques qu'ils verraient bien utilisées à résoudre leurs problèmes les plus urgents. La logique des priorités absolues n'est pas toujours juste même si elle reste très efficace quand on veut l'exploiter politiquement puisqu'elle est d'une limpidité à toute épreuve. Il suffit en effet de juxtaposer des réalités discordantes comme nos retards les plus flagrants mis à côté d'une technologie chère, qui de surcroît ne profitera probablement pas à tous, pour que le tableau devienne tragi-comique. Montrer un TGV traversant un bidonville, ou à côté d'une misérable charrette achèvera de convaincre les plus récalcitrants qu'il y a quelque chose qui cloche. Mais cette réalité est notre quotidien depuis toujours. Nos beaux gratte-ciel n'ont pas attendu que tous les Marocains habitent dans des maisons décentes pour être construits. Nos autoroutes, qui ne profitent aussi qu'à ceux qui peuvent en payer le prix, se déploient entre certaines grandes villes alors qu'il reste des zones où même un petit bout de route asphalté paraît comme un rêve inaccessible. Dans les quatre pays émergeant du BRIC, l'avancée fulgurante dans plusieurs domaines ne s'est pas faite dans l'harmonie d'une évolution généralisée. Il est certain que plus le pays avance, plus la misère devient intolérable. C'est probablement notre TGV qui fera que nos trains deviendront un peu plus décents. Quand on lance des projets structurants, le futur est soumis à la contrainte du présent. C'est le Maroc de 2011 qui juge le Maroc de 2020. Soumettre le futur à une stricte lecture du présent nous aurait empêchés de construire tant de barrages, de ports, d'aéroports et de routes. La vraie question est de se demander si le Maroc aura besoin d'un TGV dans 10 ans ? Je suis sûr qu'à cette date, nos enfants se féliciteront de notre «folie» actuelle. Notre perception du futur dépend largement du degré de notre optimisme et peut-être aussi de notre préférence pour Al Jazeera ou notre chère Première chaîne.