Des générations de Marocains ont été formées dans une approche binaire des choses, à ne penser qu'en termes de noir et blanc, de bon et de mauvais, de haram et de halal, de soi et de l'autre en situation d'opposition. On ne leur a pas appris qu'il y a de soi dans l'autre, qu'entre le noir et le blanc s'étalent toutes les nuances du gris, qu'il n'existe pas une vérité mais des vérités et que le doute est une valeur majeure. Qu'on se le dise, nos nanas sont de sacrées nanas ! Venir déclarer sur les ondes radiophoniques, surtout par les temps qui courent, «Le Maroc n'est pas un pays arabe», cela demande du cran. Samira Sitaël, la directrice adjointe de 2M, auteur de cette déclaration, n'en a jamais manqué. Mais là, elle a fait fort, donnant de nouveau du grain à moudre à ceux – et ils sont nombreux – qui ne la portent pas dans leur cœur. Pourtant, même s'il fait grincer des dents du côté des apôtres de l'arabisme, son propos, tenu sur les ondes de la chaîne Aswat ce 10 mars, est inattaquable sur le fond. «Le Maroc n'est pas un pays arabe. Je le dis et je l'assume. Nous sommes un pays maghrébin. Historiquement, on voit nos origines berbères, on voit toutes nos confluences, les influences que nous avons vécues. Nous sommes un pays maghrébin et il faut qu'on l'assume encore une fois et que ce soit l'objet d'une force, d'une fierté et non pas l'objet de débats totalement inutiles», a martelé Samira Sitaël avec son impétuosité habituelle. Alors, bien sûr, on peut ergoter sur la notion de «maghrébin», dire que le Maghreb est une construction récente (il y a cinquante ans, on parlait d'«Afrique du Nord»), cette manière de se qualifier, en ce qu'elle nous inscrit dans un espace géographique et historique marqué par le brassage ethnique et confessionnel, est celle-là même retenue par la Constitution du pays qui souligne la multiplicité des origines marocaines. Une évidence donc mais qui n'enlève rien à la portée subversive, voire provocatrice de l'affirmation «le Maroc n'est pas un pays arabe». Parce qu'au cours de toutes les décennies passées, c'est de cela dont on nous a bassinés, nous enfermant dans une perception réductrice de notre identité. Une perception réductrice de l'identité d'une manière générale, celle-là étant par essence plurielle. Or c'est cette pluralité qui a été délibérément gommée. On nous a voulu, «arabo-musulmans». Point barre. Exit nos autres dimensions, berbère, andalouse, juive ou africaine, pourtant fondamentalement constitutives de l'être marocain. Au lendemain de l'indépendance, cette démarche avait sa raison d'être, les nationalistes étant obnubilés par le souci de l'unité nationale, l'histoire du dahir berbère et la tentative du colonisateur de jouer les berbérophones contre les arabophones ayant profondément marqué les Marocains en lutte pour leur indépendance. Dans sa volonté de prévenir toute division, le Parti de l'Istiqlal a imposé le credo du Maroc, nation arabo-musulmane, au détriment de la marocanité dans toute sa diversité. L'époque, également, le voulait, la construction de l'Etat-nation se faisant sur le dos des particularités ethniques et culturelles. L'arabisation de l'enseignement s'inscrivait dans cette logique. A visée idéologique, cette politique a été mise en place en dépit de l'insuffisance flagrante de compétences suffisantes pour la porter. On en paye le prix aujourd'hui. Maintenant, le problème n'a jamais été la langue arabe mais le contenu de l'enseignement et la démarche pédagogique à travers lequel il est dispensé. Des générations de Marocains ont été formées dans une approche binaire des choses, à ne penser qu'en termes de noir et blanc, de bon et de mauvais, de haram et de halal, de soi et de l'autre en situation d'opposition. On ne leur a pas appris qu'il y a de soi dans l'autre, qu'entre le noir et le blanc s'étalent toutes les nuances du gris, qu'il n'existe pas une vérité mais des vérités et que le doute est une valeur majeure. Comment s'étonner ensuite de la facilité avec laquelle l'extrémisme religieux endoctrine à tour de bras toute une frange de la jeunesse ? Face à ce péril majeur qui menace les fondements mêmes du pays, l'un des antidotes réside dans l'éducation à la pluralité, à commencer par celle de notre identité nationale. En osant dire tout de go «le Maroc n'est pas un pays arabe», Samira Sitaël affirme son refus de voir la marocanité réduite à une seule de ses dimensions. En cela, elle a mille fois raison. Nous sommes la synthèse de tous nos particularismes. De notre pluralité. Notre pluralité qui est la marocanité. Il nous faut apprendre à nous penser pluriels.