En six ans, 400 dossiers et 3,5 milliards de DH de créances compromises. Deux problèmes essentiels : la qualification de la cessation de paiement et le défaut d'information des créanciers. Un rapport de l'USAID met en lumière les défaillances de la loi et préconise une réforme d'urgence. Les rencontres se multiplient entre le GPBM (Groupement professionnel des banques du Maroc), Bank Al Maghrib (BAM) et le ministère de la Justice au sein de la commission permanente ad hoc pour régler au plus vite les grandes questions d'ordre juridique qui continuent d'empoisonner le monde des affaires. La plus urgente semble être aujourd'hui celle du redressement judiciaire. Le 30 juin dernier, lors d'une séance qui a duré plus de quatre heures, le conseil du GPBM, qui s'est réuni avec le gouverneur de la banque centrale, n'a pas manqué d'évoquer la question. Certes, comme le reconnaissent des professionnels eux-mêmes, les indicateurs se sont beaucoup améliorés en 2004, surtout à Casablanca, dont le tribunal de commerce a enregistré 367 demandes de redressement judiciaire contre 417 en 2003. Mais, en 2005, il semble que la tendance soit repartie à la hausse et les banques, en première ligne, s'inquiètent. Déjà , en avril dernier, elles ont tiré la sonnette d'alarme : Othman Benjelloun, président du GPBM, a adressé un courrier au gouverneur de Bank Al Maghrib pour lui demander d'intervenir auprès des pouvoirs publics sur ce sujet. La requête des banquiers est simple : les demandes de redressement judiciaire ne doivent avoir de suite qu'après un examen approfondi, de la part de magistrats, de la situation de l'entreprise demanderesse, qui doit dûment justifier sa requête. Si les banques ont fait une telle demande, c'est parce que, dans la plupart des cas, elles sont perdantes. Sur la période 1999-2004, leurs créances sur 436 sociétés en redressement judiciaire ou carrément liquidées se sont chiffrées à 3,5 milliards de DH. Soit une moyenne de 8 MDH par affaire. Ces entreprises ont toutes été placées sous le régime des «difficultés de l'entreprise», prévu par le livre V du Code de commerce. De là à conclure qu'il y a des dirigeants d'entreprises malintentionnés qui profitent des failles du système, il n'y a qu'un pas, que les banquiers n'ont pas hésité à franchir. Dans son courrier d'avril, le président du GPBM estime que «cette situation reflète la pratique actuelle de détournement par certaines entreprises des dispositions légales dans l'objectif de bénéficier de la suspension des poursuites et des intérêts pour échapper à leurs engagements vis-à -vis des banques». Les magistrats appelés à être plus vigilants Le système relatif au traitement des difficultés de l'entreprise mis en place à partir de 1995 serait-il défaillant ? «Non, affirme Brahim Lisser, directeur des affaires civiles et commerciales au ministère de la justice. De manière basique, la philosophie qui sous-tend son existence est bonne, mais, dans la pratique, certaines dérives peuvent apparaà®tre. L'esprit du redressement judiciaire tient en trois mots : maintien de l'activité économique, sauvegarde des emplois et protection des créanciers. Auparavant, seule la faillite était prévue par la loi». Calqué sur le texte français du 25 janvier 1985, adapté au contexte marocain, notre arsenal législatif paraà®t certes assez fourni à première vue, mais des problèmes continuent de se poser, notamment la capacité de la justice à appréhender de manière exacte la situation de l'entreprise qui demande à être placée en redressement judiciaire et le manque d'information des créanciers. Les responsables semblent conscients des failles du système et entendent bien mettre fin aux abus. Des efforts ont été fournis ces deux dernières années notamment pour sensibiliser les magistrats au niveau des tribunaux de commerce à la nécessité d'être plus vigilants face aux demandes de redressement judiciaire. En 2004, par exemple, 150 magistrats ont été invités à passer une journée dans une banque en vue de se familiariser avec les techniques et procédures du secteur. Cet appel à la vigilance explique en partie la baisse des demandes de 2003 à 2004. Mais, jusqu'à ce jour, il faut dire que l'essentiel des mesures ont été plutôt ponctuelles et de type procédural. Ainsi, depuis peu, pour chaque décision de redressement judiciaire, les juges des tribunaux de commerce de Casablanca avisent systématiquement les créanciers, dont les banques, par voie de lettres individuelles. Cette mesure, seulement prévue pour les créanciers titulaires d'une sûreté réelle ayant fait l'objet d'une publication ou d'un contrat de crédit-bail publié, vient répondre à l'un des reproches qui revenait le plus souvent dans le discours des banquiers, à savoir qu'ils n'étaient pas toujours informés quand un de leurs clients était déclaré en redressement judiciaire. En effet, malgré l'obligation de publicité légale des décisions au Bulletin Officiel, dans les journaux d'annonces légales et par voie d'affichage dans les locaux même des tribunaux, les banques, faute de suivi rigoureux de la publicité légale, ne sont pas toujours au courant. Or, quand une entreprise est placée en redressement judiciaire, la loi stipule que les créanciers disposent d'un délai de 60 jours (60 jours supplémentaires pour les créanciers domiciliés hors du Maroc) à partir de la date de publication au BO pour se manifester et déclarer leurs créances. Passé ce délai, la créance est annulée et son détenteur ne sera tout simplement pas remboursé. Un problème de définition Mais, en définitive, tout cela n'aura servi qu'à résoudre partiellement le problème. Car le nÅ"ud du problème est dans le texte lui-même. Raison pour laquelle une réflexion est menée depuis quelques mois pour la refonte du livre V du code de commerce portant sur les difficultés de l'entreprise. Avec le concours de l'USAID, le ministère de la Justice avait d'ailleurs initié un projet pour la modernisation du code de commerce qui, apparemment, est en train de toucher à sa fin. Dans le cadre de ce projet, l'USAID avait commanditée une importante étude pour faire l'état des lieux en la matière. Aujourd'hui, l'étude est finalisée et les parties concernées ont reçu un premier rapport dont La Vie éco a pu se procurer une copie. Le rapport dresse un bilan sans complaisance, voire accablant, du système actuel. D'entrée de jeu, il affirme que «le Maroc a besoin d'urgence de réformes dans le domaine de la procédure et de la politique de traitement des difficultés de l'entreprise». Pour les rédacteurs du rapport, la nécessité d'un changement substantiel des textes de loi trouve sa justification dans une raison essentielle. La loi actuelle est inutilisée ou mal utilisée, en raison de son incapacité à rendre compte des véritables motivations économiques du débiteur et des créanciers. Derrière ces mots savants se profile en fait la problématique centrale de la notion de «cessation de paiement». En effet, la principale motivation d'un chef d'entreprise quand il requiert le redressement judiciaire est qu'il est en cessation de paiement. Or, à ce niveau, l'étude de l'USAID est on ne peut plus claire : de toute la littérature du livre V du Code du commerce, l'expression «cessation de paiement», telle qu'elle est utilisée, est la plus incertaine et prête à confusion. En effet, l'article 561 du code, qui fait référence à la cessation de paiement, n'indique rien sur la situation financière de l'entreprise débitrice qui demande le redressement judiciaire. Le code considère qu'une entreprise est en cessation de paiement quand «elle n'est pas en mesure de payer à l'échéance ses dettes exigibles». Sans plus. Or, l'étude de l'USAID fait remarquer, à ce sujet, que l'expérience et les usages en matière d'affaires au Maroc indiquent que, de toutes les manières, «les entreprises marocaines peuvent de façon chronique ne pas effectuer les paiements à temps», ce qui ne les empêche pas de continuer à fonctionner normalement. Des experts mal payés ou à la probité douteuse Au ministère de la Justice, les responsables reconnaissent que la notion centrale de «cessation de paiement», sur laquelle se fonde la décision du juge d'accorder ou non le redressement judiciaire, constitue en effet le talon d'Achille de la législation en la matière. Brahim Lisser explique d'ailleurs que, depuis 2004, les magistrats ont été invités à fournir davantage d'efforts au niveau de la recherche d'éléments supplémentaires relatifs à la situation financière de l'entreprise en question. Or, à ce niveau, se pose un autre problème de taille, celui de la formation des juges. De l'avis de toutes les parties, y compris le ministère lui-même, les magistrats ne sont pas et ne peuvent être au fait de toutes les techniques en matière d'évaluation de la situation de l'entreprise. Tout comme, en cas de redressement judiciaire, ils ne peuvent disposer des capacités de suivre les plans de continuation. Raison pour laquelle ils se font aider par des experts en la matière et des syndics. Là aussi, un problème se pose. Le diagnostic de l'USAID fait remarquer clairement que ces professionnels «sont souvent incertains de la manière et des délais dans lesquels ils seront rémunérés pour les services qu'ils ont prêtés». A cela s'ajoute le problème du montant de leur rémunération, qualifié de «dérisoire». En attendant que mûrisse la réflexion sur les amendements devant être apportés d'urgence au livre V du code de commerce, le ministère de la Justice a décidé d'y voir plus clair. Depuis quelques semaines, en effet, un travail de collecte à grande échelle a été lancé auprès de tous les tribunaux de commerce du royaume pour rassembler les données relatives au redressement et à la liquidation judiciaire. Le but de ce travail est de fournir au ministère des statistiques plus fines sur le redressement judiciaire par ville, par secteur d'activité, par nature juridique… C'est mieux que rien puisque les données chiffrées sur le redressement et la liquidation judiciaires, censées être publiques, sont aujourd'hui une denrée rare, presque un secret d'Etat. Quant au grand ménage dans les textes législatifs, il faudra certainement attendre 2006, dans le meilleur des cas !