Le nouveau régime des entreprises en difficulté va bientôt fêter ses deux années d'existence au Maroc. L'une des principales nouveautés de ce dispositif, qui relève du livre V du Code de commerce, est la mise en place du plan de sauvegarde. Le point avec Fahd El Mjabber, expert-comptable diplômé aux Etats-Unis et en France, membre de l'Ordre des experts-comptables du Maroc. Il a été nommé par le tribunal de commerce de Casablanca dans l'un des dossiers bénéficiant actuellement d'une sauvegarde. Il nous aidera à comprendre cette procédure.
Propos recueillis par Adil Hlimi
Finances News Hebdo : Qu'entend-on par entreprise en difficulté ? Fahd El Mjabber : Il est difficile de donner une définition à l'entreprise en difficulté. Les entreprises diffèrent et les difficultés également. En revanche, le code de commerce prévoit trois cas de figures pour les entreprises en difficulté. Le premier est le cas de l'entreprise qui a des difficultés financières temporaires, mais qui n'est toujours pas en cessation de paiement. Cessation de paiement veut dire incapacité de payer ses dettes exigibles avec ses actifs disponibles. Le deuxième cas est celui de l'entreprise qui est en cessation de paiement; autrement dit, qui n'arrive plus à régler ses créanciers. Le troisième cas, enfin, est celui de l'entreprise dont la situation devient irrémédiable, ne peut plus continuer son exploitation, et dont la seule issue est bien sa liquidation.
F.N.H. : Quelles sont les procédures possibles pour ces entreprises et les critères d'éligibilité ? F. E. M. : Pour chaque cas de figure que je viens de citer existe, une procédure dédiée. Pour les entreprises qui ont des difficultés temporaires et qui ne sont pas en cessation de paiement, le législateur a prévu des procédures pré-judiciaires pour anticiper sur les solutions et ne pas arriver à la cessation de paiement. Il s'agit notamment de la prévention interne par le biais du commissaire aux comptes, qui alerte le tribunal sur la situation de l'entreprise, et de la prévention externe, où le tribunal désigne un conciliateur pour essayer de trouver une solution entre l'entreprise et ses créanciers. S'est ajouté récemment pour cette première catégorie d'entreprises une nouvelle procédure judiciaire et collective qui est la procédure de sauvegarde. Cette nouvelle procédure permet à l'entreprise de bénéficier de l'arrêt des poursuites en cours contre elle, notamment les saisies exécutoires, et la proposition d'un plan de sauvegarde pour rembourser ses créances dont la durée maximale est de 5 ans. Pour les entreprises en difficulté et en cessation de paiement, elles sont mises en redressement judiciaire, bénéficient de l'arrêt des poursuites en cours et doivent présenter un plan de continuation ou de reprise dont la durée maximale est de 10 ans. Quant aux entreprises qui ne peuvent continuer leur exploitation, elles sont mises en liquidation judiciaire pour remboursement des dettes à hauteur des actifs réalisés.
F.N.H. : Quel rôle pour le syndic dans ces procédures ? F. E. M. : Le syndic ou l'administrateur judiciaire est désigné par le tribunal, soit pour assister le management de l'entreprise dans la préparation des plans de sauvegarde ou de redressement, selon le cas, et contrôler l'exécution du plan après, soit pour gérer lui-même l'entreprise si le tribunal en décide ainsi. Son rôle est déterminant dans la mesure où c'est lui qui reçoit les déclarations de créances et évalue le passif de l'entreprise, assiste l'entreprise et les créanciers dans le processus de négociation, veille au respect des dispositions légales, notamment l'interdiction de paiement des créances antérieures à la date du jugement de l'ouverture des procédures et le contrôle de l'exécution du plan.
F.N.H. : Et les créanciers ? F. E. M. : Les créanciers sont de deux sortes. Il y a les créanciers privilégiés qui disposent de garanties, notamment des sûretés, des hypothèques, des nantissements, et les créanciers chirographaires qui ne disposent d'aucune garantie. Ils sont consultés par le syndic dans le cadre de la préparation des plans. Ils ont le droit d'être désignés contrôleurs dans les procédures, et leur rôle a été renforcé suite à la récente réforme, notamment par l'instauration d'un comité des créanciers qui vote le plan de continuation dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire.
F.N.H. : Quelle est la situation des entreprises en difficulté au Maroc et quelles sont les contraintes à lever pour répondre à l'esprit de la réforme ? F. E. M. : Les statistiques révèlent que la majorité des entreprises en redressement finit par être liquidée. Le processus de liquidation dure plusieurs mois, voire plusieurs années. Le taux de recouvrement des créances suite à la réalisation des actifs est très faible, ne dépassant pas les 30%. Ces deux constats sont le fruit de deux causes : d'abord, les entreprises en difficulté tardent à demander le redressement, voire la sauvegarde pour ne pas inquiéter davantage leurs partenaires. Le résultat est qu'une fois en redressement, les chances d'être redressées deviennent faibles, ce qui finit par une liquidation. D'ailleurs, la récente réforme introduisant la sauvegarde vise à remédier à cette première cause et à appeler les entreprises à se manifester dès le début de leurs difficultés. La deuxième cause est, d'après mon point de vue, l'absence ou la non implication des créanciers, surtout financiers, dans le processus de redressement ou de sauvegarde. Egalement, la récente réforme est venue améliorer la place des créanciers dans la procédure de redressement en leurs octroyant le droit de vote du plan dans les comités de créanciers. Outre la nécessité de remédier à ces deux contraintes, le plus important, à mon sens, est le cadre global où évoluent les entreprises de notre pays. Dans toute économie qui se veut compétitive, tous les efforts doivent viser à neutraliser toute contrainte administrative, légale et financière sur ces entreprises. Le gouvernement s'est penché depuis quelques années sur la digitalisation de ses services, et depuis quelques mois sur la veille à la libre concurrence entre les opérateurs, sur l'amélioration des flux monétaires dans l'économie... Ce dernier point a beaucoup pesé sur l'économie, et ce n'était qu'une aberration. Ce qu'il faut développer aujourd'hui est l'élément humain et le financement des entreprises. D'abord, l'élément humain nécessaire à ces entreprises. Ce sont les compétences qui iront chercher les marchés au Maroc et ailleurs, et c'est leur compétitivité qui développera leurs entreprises. Si l'élément humain est le cerveau des entreprises, le financement en est le moteur. Il faut absolument bien orienter les financements vers les entreprises productives. Les banques doivent s'inscrire dans cette démarche, tout comme les autres pourvoyeurs de fonds, notamment le marché financier. Il faut créer les mécanismes d'amélioration de la liquidité, créer les produits permettant de shorter les actions, obligations ou autres, créer les ETF, etc. Quant à l'aspect judiciaire, je note à travers mes missions de syndic des entreprises en difficulté au tribunal de commerce de Casablanca une véritable prise de conscience de l'importance de lever toute contrainte administrative sur ces entreprises déjà en difficulté, notamment par le raccourcissement des délais de jugement. C'est toujours l'élément humain qu'il faut accompagner pour plus d'efficacité et d'efficience.
F.N.H. : Quelles sont les bonnes pratiques internationales, dans les législations que vous connaissez, notamment aux Etats-Unis et en France ? F. E. M. : D'abord, je souhaite évoquer les critères d'un système de traitement des entreprises en difficulté performant, selon le rapport Doing Business de la Banque mondiale auquel je contribue personnellement. Un système performant est celui dont la durée des procédures est limitée, le coût de ces procédures est faible et le taux de recouvrement des créances élevé. Quant aux bonnes pratiques, toujours selon le même rapport, il s'agit d'abord, pour de la facilité, de demander et bénéficier des procédures, l'existence de mesures protectrices de l'entreprise pendant son redressement ou sauvegarde, notamment la continuité des contrats et l'arrêt des poursuites, et le rôle des créanciers dans les procédures. Maintenant, un taux de redressement réussi des entreprises ou un taux élevé de recouvrement des créances dépendent, bien évidemment, de l'application de ces bonnes pratiques, mais aussi, et avec du recul, de la législation de chaque pays. Par exemple, la réglementation américaine favorise la négociation entre débiteurs et créanciers avant de venir au tribunal. L'objectif étant de satisfaire les créanciers. Ceci permet de préserver la valeur des actifs; le taux de recouvrement des créances est élevé et le taux de réussite des restructurations des entreprises est élevé également du fait de l'implication des créanciers. Dans des pays comme le Maroc ou la France, l'objectif est de sauver l'entreprise, maintenir l'emploi et rembourser les créanciers. Le résultat par contre dans ces deux pays est qu'on arrive que très rarement à sauver l'entreprise, maintenir l'emploi et le taux de recouvrement des créances reste faible. Ce sont deux paradigmes complètement différents du fait même de la différence dans la structure économique de ces pays et les législations en place. Ce que je peux dire est que beaucoup de pays ont convergé aujourd'hui, y compris la réglementation française, vers le modèle anglo-saxon qui incite à une intervention vraiment minime du gouvernement et aux négociations pré-judiciaires.