Les professionnels attendent beaucoup de la réforme à venir. Sera-t-elle cependant à la hauteur de leurs espérances ? Tour d'horizon avec Mostafa Mabrouk, expert assermenté en finances et techniques bancaires, professeur en Master des procédures collectives et en techniques bancaires. -Finances News Hebdo : Quand peut-on parler au juste de procédure collective ? -Mostafa Mabrouk : Une entreprise (quelle que soit sa forme : objet ou nationalité) est appelée d'abord à naître dans des conditions plus ou moins favorables, à croitre et à se développer dans un environnement plus ou moins hostile et est bien sûr susceptible, à tout moment, tel un être humain, à contracter des maladies de différentes acuités. Cela va du simple rhume saisonnier (déséquilibre financier temporaire) qui nécessite un traitement autonome léger et une attention particulière (le traitement par prévention), jusqu'aux maux déséquilibrant quelque peu le fonctionnement normal et nécessitant soit une action de redressement, soit, pour certains maux, aucun traitement possible. Auquel cas, la seule issue, certes regrettable mais incontournable, sera la mort (ou plutôt la mise à mort : l'euthanasie qui, en termes de procédures collectives, se dénomme liquidation. A la différence de ce qui se passait dans le cadre des anciennes législations en matière de procédures judicaires où la mise à mort, organisée comme seule procédure collective possible, fut exclusive, les nouvelles procédures de traitement des difficultés des entreprises (entamées en France dès 1967 puis développées en 1984 et 1985, puis en 1994 et réformées de nouveau en 2005 et 2008 au Maroc -ces nouvelles procédures inspirées du droit français ont été instituées en 1996- n'ont plus comme préoccupation ultime d'organiser seulement la liquidation, mais surtout et d'abord comme priorité de favoriser la continuité des entreprises à quelque stade que se situent les difficultés vécues. Aujourd'hui, il est question de procédures collectives (processus judicaire réglementé contre les difficultés vécues par les entreprises pour éviter les pertes d'emplois et l'appauvrissement du tissu économiques) dès qu'apparaissent des signes de nature à entraver la poursuite de l'exploitation des entreprises. Au Maroc, c'est le processus réglementaire de prévention qui se saisira de ces faits pour les maîtriser en vue de réadapter l'entreprise à son environnement, comme c'est le cas dans le cadre du droit français. L'adage qui s'impose ici est : «il vaut mieux prévenir que guérir». Ainsi, les procédures collectives, contrairement à une conviction très répandue, ne sont pas faites uniquement pour liquider les entreprises, ni pour les placer sous redressement, mais aussi, et nous le souhaitons, pour permettre à l'autorité judiciaire d'intervenir en amont des difficultés graves comme la cessation de paiement. En France, chose qui manque encore au Maroc, on a même institué ce qu'on appelle des groupes de prévention agréés, associations qui mettent en commun des informations sectorielles et individuelles pertinentes devant permettre de débusquer les signes avant-coureurs des difficultés encore en gestation. Précisons aussi que ce processus de prévention, tel qu'il est de règle en France comme au Maroc, est placé en grande partie sous la responsabilité exclusive du président du tribunal de commerce qui procède soit par désignation d'un mandataire spécialisé (mandataire Ad'Hoc) si les difficultés connues nécessitent peu de manœuvres d'intermédiation entre l'entreprise et ses créanciers, soit encore par voie de désignation d'un conciliateur (même appellation qu'en France) dans le cadre d'un règlement amiable. Donc, on est en procédures collectives pour aider l'entreprise à surmonter ses difficultés de paiement. Au Maroc, la loi a permis, dans ces circonstances préventives, que le président du tribunal use au besoin, et dans un esprit de conciliation, de mesures dissuasives comme l'interdiction provisoire de poursuites à l'encontre de l'entreprise par ses créanciers et comme corollaire pour interdire provisoirement à l'entreprise de régler les créances antérieures. Tout compte fait, la durée du règlement amiable est plafonnée à trois ou quatre mois au Maroc, et à cinq mois en France. Et si l'on a inséré des procédures préventives dans le cadre des procédures collectives, on n'a pas non plus laissé sans effet les anciennes procédures collectives qui n'entreprennent de liquidation que par et pour les créanciers. Un processus dit de redressement bien distinct de la pure liquidation a été instauré pour que toutes les mesures soient prises dans l'objectif de favoriser la continuité de l'entreprise. Et même ce processus de redressement en France (pas au Maroc) n'est pas resté la seule façon de mener le redressement des entreprises en difficulté. Dès 2005, en effet, le droit des difficultés d'entreprise s'est doté d'une procédure supplémentaire dite de sauvegarde, pour l'insérer comme pièce maitresse instituée pour mener le sauvetage de l'entreprise (une sorte de redressement plus souple et anticipé). -F.N.H. : Quelles sont les avancées de la loi marocaine en termes de procédures collectives? -M. M. : Il est un peu tôt pour parler d'avancées pour la simple raison que l'expérimentation au Maroc des nouvelles procédures de traitement des difficultés d'entreprise est encore récente. Ce n'est qu'en 1998 que les premiers tribunaux commerciaux ont ouvert leurs portes, même si le livre V consacré dans le code de commerce marocain aux difficultés des entreprises date déjà de 1996. Il a fallu redéployer un personnel judiciaire, le réorienter vers le nouvel esprit privilégiant la survie des entreprises qui se déclarent, et donc la sauvegarde de l'emploi. Or, n'oublions pas que les tribunaux marocains étaient formés depuis 1913 jusqu'en 1996 sur la loi de la faillite (toutes les faillites et rien que les faillites) et que la réaction traditionnelle vis-à-vis de toute défaillance, qu'elle soit volontaire, par faute ou pour d'autres raisons hors la volonté des dirigeants d'entreprise, a toujours été l'organisation de la faillite et/ou la liquidation judiciaire. Aucune considération économique ou stratégique n'était à prendre en charge. Les séquelles de cette attitude traditionnelle sont en effet encore vivaces malgré l'institution de nouvelles règles visant avant tout le redressement. D'ailleurs, pour ce qui est des statistiques disponibles au niveau de Casablanca, une bonne partie des redressements ouverts a fini par trouver une issue (ou non issue) dans les liquidations. Ainsi, jusqu'au 31/12/2009, sur un cumul de 389 dossiers acceptés en redressement, 230 ont fini par être jugés en liquidation (soit près de 60% des dossiers). Il est donc de bon ton d'«incriminer», pour ces résultats négatifs, l'ancien esprit traditionnel machinalement réglé sur les procédures de faillite et de liquidation judicaire enclin, sur peu de preuves décisives, à prononcer plutôt la liquidation que le redressement. La même tendance fut du reste constatée en France et c'est d'ailleurs l'une des raisons de l'institution récente de la procédure dite de sauvegarde pour corriger cette tendance négative. D'un autre côté, ce n'est pas sans raison que les magistrats incriminent plutôt l'esprit opportuniste dans lequel ont agi de nombreux chefs d'entreprise malintentionnés qui n'ont eu recours à la couverture des procédures de redressement, voire de liquidation, que dans le seul but condamnable de se soustraire à leurs obligations vis-à-vis de leurs multiples créanciers (le Fisc et la CNSS). Il y avait en effet plusieurs failles dans la procédure de traitement des difficultés d'entreprise tant au niveau des procédés à l‘ouverture et au moment du prononcé du jugement d'ouverture, qu'à d'autres niveaux de la réglementation touchant par exemple à la règle stricte de forclusion (tombée des droits) éliminant de la course tout créancier qui ne se serait pas présenté dans les 2 mois à compter de la publication du jugement d'ouverture au B.O; délai augmenté de 2 mois pour les créanciers domiciliés hors du Royaume du Maroc. Or, tout le monde sait que la même procédure oblige le chef d'entreprise à décliner avec exactitude «la liste des créanciers» en indiquant même leurs résidences, les montants dus et les garanties consenties. Ces documents devant être datés, signés et certifiés par le chef d'entreprise. Bien entendu, toutes les entreprises en difficulté (surtout artisanales) ne disposent pas d'organisation comptable pertinente et de suivi pour produire des informations fiables. Devra-t-on exclure ces entreprises fragiles du rayon d'action des procédures, alors que ce sont au fait celles-là mêmes qui ont le plus besoin d'aides logistiques sous forme notamment d'intervention judicaire suffisante ? En tout cas, il est bien question actuellement de procéder à une révision des textes au niveau du Parlement et espérons que les modifications, prévues déjà comme propositions depuis plusieurs années, aboutissent pour apporter les solutions adéquates. Va-t-on par exemple inclure l'agriculteur et les professions libérales comme l'ont déjà opéré les réformes au niveau du droit français ? Même s'il s'agit, comme le fait ce droit, de déposer ces affaires devant les tribunaux de grande instance plutôt que les tribunaux commerciaux ? Attendons donc. -F.N.H. : Quelle stratégie peuventt adopter les entreprises en redressement ou en liquidation judiciaire pour retrouver leurs fonds ? -M. M. : Au sujet de cette question cruciale, il convient tout d'abord de se rendre compte que les règles de procédures elles-mêmes mettent fin à toute procédure de redressement ou de liquidation lorsqu'il s'avère que les actifs sont suffisants pour désintéresser les créanciers complètement (créances telles qu'elles sont acceptées et entérinées par jugement du tribunal). Ainsi, l'article 602 précise que «si l'entreprise exécute le plan de continuation, le tribunal prononce la clôture de la procédure» et, en cas de cession de l'entreprise à autrui, l'article 609 énonce que «le tribunal prononce la clôture de la procédure après paiement du prix de cession et sa répartition entre les créanciers». De même, pour ce qui est de la liquidation, l'article 635 prescrit qu'«à tout moment, le tribunal peut prononcer (…) la clôture de la liquidation judiciaire lorsqu'il n'existe plus de passif exigible ou que le syndic dispose des sommes suffisantes pour désintéresser les créanciers». Autrement dit, si les procédures de redressement ou de liquidation sont maintenues en cours, c'est que manifestement cela est fait pour reconstituer un actif qui s'avère insuffisant et dont on peut imputer la responsabilité à une ou des personnes (dirigeants-conjoints-personnes de connivence ayant concouru à la subtilisation d'actifs…). Par contre, lorsque l'insuffisance d'actif est imputable à la conjoncture, hors volonté des dirigeants (pertes d'exploitation pour créances contentieuses normales, par exemple), la seule voie qui reste (ou double voie) est, d'un coté, de mener un redéploiement stratégique pour amener de la valeur ajoutée supplémentaires et, de l'autre côté, de faire appel à la bonne volonté des créanciers dans le but bien compris de sauver une partie de leurs créances en consentant soit des remises, soit des délais plus longs et des conditions débitrices plus supportables par l'entreprise en difficulté. Dans ce cas, la procédure est maintenue. Il y a en somme deux stratégies réglementairement approuvées pour combler l'insuffisance de l'actif. L'une est de poursuivre les dirigeants ou leur connivents (conjoints ou autres) en vertu des règles consignées dans les procédures collectives (sanctions patrimoniales enjoignant aux dirigeants de restituer les fonds ayant été abusivement détournés de l'entreprise). L'autre consiste à redéployer stratégiquement les structures de la société (et c'est le syndic qui en est la cheville ouvrière réglementaire, sous la haute supervision du juge-commissaire), à commencer par solliciter par exemple une augmentation de capital ou même de l'imposer. Le tribunal peut même limoger de la direction toute personne incapable ou incompatible avec le processus de redéploiement stratégique envisagé par le tribunal (articles 583 et 584). Le syndic doit aussi, en cas d'insuffisance d'actifs non imputables aux dirigeants, recourir à la consultation des créanciers pour les amener à consentir soit des remises, soit des délais supplémentaires (articles 585-586-587-588 et 589). Enfin, le syndic peut proposer au tribunal que l'entreprise se débarrasse d'une section productive qui serait source des charges uniquement, sans que cette cession ne diminue ni la rentabilité ni la valeur du reste de l'entreprise. Egalement, et surtout, il faut que le syndic puisse redémarrer l'entreprise afin qu'elle génère une valeur ajoutée supplémentaire et donne un cash flow de plus en plus consistant menant l'entreprise petit à petit vers l'indépendance. Autrement dit, répondre pleinement à votre question se rapportant aux stratégies à adopter pour permettre aux entreprises de retrouver les fonds, c'est aussi essayer d'apprécier le degré d'efficacité des mesures légales rappelées ci-dessus. Or, ce n'est un secret pour personne que la mise en œuvre de ces mesures ne peut être qu'hypothéquée lorsque le syndic ne dispose pas de compétences du fait d'une affectation erronée à cette fonction par le tribunal (le tribunal ne dispose pas non plus d'une grille d'affectation claire) et, surtout, lorsque même en présence d'un syndic compétent et expérimenté l'on constate enfin qu'il est peu ou même très mal rémunéré. Et de fait, l'un des points handicapants éloignant les compétences avérées de cette fonction de syndic réside dans cette discordance criarde entre les charges assumées par le syndic dans le cadre des procédures collectives et les rémunérations officielles dérisoires qu'il est amené à accepter ne disposant, comme il est, d'aucun mécanisme légal garantissant une juste rémunération au niveau des tâches lourdes qu'on lui affecte. -F.N.H. : En pratique, comment les entreprises profitent-elles des procédures collectives ? -M. M. : Pratiquement, comme nous l'avons annoncé, très peu d'entreprises soumises au redressement ont pu s'en sortir en réussissant leur plan de continuation arrêté par jugement du tribunal. Statistiquement, à Casablanca les fermetures de redressement ont été comme suit : 1 cas en 2001- 3 cas en 2002, 3 cas en 2003, 2 cas en 2004, 2 cas en 2005, 2 cas en 2006, 4 cas en 2007, 5 cas en 2008, 7 cas en 2009 et 7 cas en 2010. Ces chiffres, rapportés au flux d'ouverture des redressements, s'avèrent dérisoires. En effet, il y a eu 85 ouvertures en 2001, 57 en 2002, 52 en 2003, 30 en 2004,14 en 2005, 9 en 2006 et 3 en 2007. C'est dire en fait qu'il y a eu quasi-échec des processus de redressement, d'où d'ailleurs l'importance de la réforme en cours de débats au Parlement dont on attend les ressorts offrant un nouveau souffle au processus de redressement. Va-t-on assister à une transposition de la loi de sauvegarde ? Et si c'est le cas, va-t-on prévoir les mesures d'accompagnement afin de favoriser son application, genre meilleure rémunération du syndic et forte incitation à la collaboration des institutions publiques (Fisc-CNSS) favorisant le redémarrage des entreprises en difficulté, entre autres ? Et si aucune mesure d'incitation n'accompagne les réformes des procédures, aussi judicieuses soient-elles, il est fort à parier que la réussite des redressements ne sera pas pour demain.