Les juges acceptent de moins en moins d'avaliser les redressements judiciaires du premier coup. Manque de syndics, insuffisance des juges et absence de moyens retardent la machine. La révision du texte relatif aux difficultés de l'entreprise est souhaitée. Les chiffres du ministère de la Justice paraissent inquiétants. Les dossiers relatifs aux difficultés de l'entreprise traités par les huit tribunaux de commerce du pays sont en nette augmentation. De 683 en 2003, leur nombre est passé à 814 en 2004, soit une hausse de 20 %. Par rapport aux cinq premières années d'activité de ces juridictions, on peut même parler d'une véritable explosion des affaires, surtout à Rabat qui passe de 60 dossiers enregistrés en 2003 à 201 en 2004. Le gérant encourt des sanctions et la saisie de son patrimoine personnel Ces statistiques n'incluent pas les dossiers passés par la procédure de prévention interne (arrangement à l'amiable), au nombre de 64 en 2004 pour l'ensemble des tribunaux, contre 19 seulement une année plus tôt. Cette évolution apporte de l'eau au moulin de ceux, nombreux, qui évoquent la déliquescence du tissu économique. Toutefois, il faudrait être plus nuancé selon les professionnels. Et pour cause, cette évolution est tout à fait normale, certifie un expert-comptable très au fait des procédures de traitement des difficultés de l'entreprise. Selon lui, les tribunaux de commerce sont proches de leur rythme de croisière du fait que les textes sont de mieux en mieux maîtrisés et que les opérateurs sont de plus en plus enclins à demander l'ouverture d'une procédure pour éviter de couler une entreprise en proie à des problèmes financiers. Il considère que le nombre de dossiers aurait pu être plus élevé si les juges acceptaient toutes les affaires qu'on leur présente. On s'aperçoit de ce fait qu'un véritable changement d'approche, salué par tous les professionnels, avocats, syndics et experts-comptables, est en train de s'opérer. Au cours des toutes premières années de fonctionnement des tribunaux de commerce, l'on soupçonnait en effet des dirigeants d'entreprises véreux de vouloir se soustraire à leurs engagements financiers en se mettant sous la protection de la justice via la procédure de redressement judiciaire, sachant que celle-ci suspend les intérêts bancaires de même que les poursuites de saisie ou les exécutions de jugement. Très souvent, indique-t-on, leur démarche a été facilitée par les juges, obligés de rendre une décision dans un délai très court, donc sans prendre le temps de vérifier la sincérité des comptes de l'entreprise. Le travail des syndics est jugé très lent Ce n'est plus le cas aujourd'hui, semble-t-il. Avec le temps, les juges ont appris à être moins tolérants. «Pour les débiteurs, il n'est plus question de bénéficier de la procédure de redressement judiciaire au premier coup», assure Adil Saïd Lamtiri, avocat. Mohamed Zerhouni, président de l'Ordre des comptables agréés et syndic, confirme l'appréciation : «Aujourd'hui, nous sommes dans une deuxième phase de maturité. Depuis un an par exemple, les juges n'accordent plus aux entreprises la possibilité de se placer en redressement judiciaire qu'après une expertise pour s'assurer de la sincérité des comptes et des preuves produites par l'entreprise pour justifier sa requête». Azzedine Kettani, avocat d'affaires installé à Casablanca, fait le même constat, mais précise qu'une telle pratique commence à peine. Toujours est-il que les créanciers indélicats sont prévenus. D'ailleurs, Me Lamtiri souligne que plusieurs affaires sont même directement mises en liquidation étendue au gérant. C'est-à-dire que ce dernier est considéré comme directement responsable de la faillite de son entreprise, ou y ayant activement contribué et, de ce fait, encourt des sanctions et la saisie de son patrimoine personnel. Pour cet avocat, qui salue le progrès réalisé, la donne reste cependant la même pour un créancier tant qu'il n'est pas rentré dans ses fonds. D'où le sentiment d'avoir été grugé quand une procédure de redressement judiciaire se prolonge au-delà du raisonnable. D'ailleurs, Me Kettani ne s'embarrasse pas de précautions oratoires quand il souligne que «les dispositions du Code de commerce en matière de traitement des difficultés de l'entreprise ont été détournées de leur objectif initial», le sauvetage, en l'occurrence. Il estime que «la procédure de redressement judiciaire est utilisée comme un moyen de gestion et non comme une solution». Poursuivant sur cette lancée, Me Kettani souligne qu'il n'y a jamais eu, à sa connaissance, un seul cas où les délais impartis au syndic pour préparer son rapport ont été respectés. Les contrôleurs invités à faire preuve de plus de fermeté Rappelons à cet égard que pour préparer une solution, le syndic, avec le concours du chef de l'entreprise en difficulté et l'assistance éventuelle d'un ou plusieurs experts, doit dresser dans un rapport le bilan financier, économique et social de l'entreprise. Au vu de ce rapport, il propose soit un plan de redressement, assurant la continuation de l'entreprise ou sa cession à un tiers, soit encore la liquidation judiciaire. D'après la loi, ces propositions doivent être remises au juge-commissaire à l'expiration d'un délai maximum de quatre mois suivant la date du jugement d'ouverture de la procédure. Ce délai ne peut être renouvelé qu'une seule fois à la requête du syndic. Au total, cela fait huit mois. A en croire Mohamed Zerhouni, cette limite n'est plus franchie depuis quelques mois. Il impute les retards passés à la phase d'apprentissage, de familiarisation avec les textes, laquelle nécessitait une certaine souplesse. Reste qu'il y a des problèmes, et ils sont de taille. M. Zerhouni reconnaît lui-même le manque de professionnalisation du métier de syndic. En effet, pour un avocat, ce n'est pas tant le nombre des professionnels qui fait défaut que la compétence. A l'en croire, il n'existe pas plus de cinq syndics capables de bien gérer un dossier, sur la place de Casablanca. Et ce n'est pas dans le reste du pays qu'on ira les chercher. Un autre comptable agréé et syndic oriente, quant à lui, le débat sur le terrain des honoraires. Il assure que la mission de syndic est très difficile et mal rémunérée. «Comment peut-on nous demander d'assurer des missions de redressement ou de liquidation qui durent plusieurs mois, voire plusieurs années, pour des honoraires dérisoires de 20 000, 50 000 ou 80 000 DH, au mieux ?», s'interroge-t-il. Sur ce chapitre des moyens logistiques, on déplore également l'insuffisance de juges (juge de la Chambre des conseils et juge-commissaire chargé de l'exécution). Il faudra, martèle Me Kettani, que le juge commissaire fasse preuve de plus de rigueur dans le suivi du travail du syndic, notamment en matière de respect des délais et de suivi du plan de continuation. Ce suivi est aussi l'affaire des contrôleurs (représentants des créanciers désignés par le juge-commissaire), concède Me Lamtiri qui considère que ceux-ci ne doivent pas relâcher leur surveillance. Mais, il faut le souligner à juste titre, le traitement des entreprises en difficulté bute sur d'autres problèmes procéduraux très compliqués. «Une entreprise en redressement ne peut plus avoir de lignes bancaires pour fonctionner ; elle ne peut jamais soumissionner à des marchés publics car il lui est impossible d'obtenir les attestations administratives, notamment les quitus de la Trésorerie générale et des Impôts. Comment voulez-vous qu'elle puisse remonter la pente si elle n'a pas de moyens, notamment financier ?», s'interroge M. Zerhouni. Un vaste débat est donc ouvert. Pour Me Kettani, il faut tout simplement «revoir les dispositions légales pour les réadapter en fonction de notre expérience de huit années» Même s'ils souffrent de l'insuffisance du nombre de juges, les tribunaux de commerce atteindront bientôt leur vitesse de croisière car les textes sont de mieux en mieux maîtrisés.